Page:Revue des Deux Mondes - 1921 - tome 64.djvu/646

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

un Diémer, jouer chez Mme Erard et pour elle, était rendre un hommage en quelque sorte personnel à l’honneur esthétique d’une maison qui n’était pas étrangère à leur gloire et même à leur talent. Dans l’admirable décor de la Muette, la musique a donné de nobles fêtes. Elle y paraissait encore plus belle. Je me souviens d’y avoir entendu le Stabat Mater de Pergolèse. Deux voix de femme le chantaient. Les hautes fenêtres s’ouvraient à tous les parfums d’un soir de printemps. « Les marronniers du parc et les chênes antiques » formaient des dômes sombres. Les statues étaient blanches dans la nuit. Nuit presque italienne, où la musique d’Italie semblait moduler, avec les souffles mêmes dont elle était née, ses tendres et douloureux soupirs.


Toutes ces choses sont passées
Comme l’ombre et comme le vent.


Oui, les choses mêmes, après les êtres, sont mortes ici, ou près de mourir. Elles tomberont, elles sont tombées entre des mains étrangères. Pour elles, c’est la pire mort. Quelquefois je longe avec mélancolie le domaine encore admirable, mais chaque jour menacé. « Quando corpus morietur... » Ce dernier verset du Stabat, le plus triste, me revient à la mémoire, et, triste aussi, regarde ces murs, ces pierres, qui pour moi ne sont plus vivantes depuis qu’elles ne chantent plus.

On chanta naguère dans le salon d’une ambassadrice où je me souviens d’avoir vu le cher Albert Vandal, qui n’était pas grand clerc en musique, s’émouvoir aux accents de Tristan. Dans le salon d’un homme de finance on donnait également à chanter. La Krauss y fut admirable en des fragments d’Armide. C’est là qu’une fois, une seule, je rencontrai le grand, le mélodieux écrivain qu’on peut bien nommer à propos de musique, Ernest Renan. Il trônait dans un large fauteuil. La musique ayant fait silence, de jeunes et belles dames l’entouraient. Avec des mines effarouchées, avec des airs d’inquiétude, presque d’angoisse, elles le suppliaient de leur dire si vraiment, dans l’ordre intellectuel et moral, il n’existait aucune certitude, pas un seul point fixe où leur esprit, leur âme surtout (animula blandula, vagula), put enfin se prendre et se fixer. « Mon Dieu, » leur répondit en souriant le doux maître, — et rien que ce « Mon Dieu » m’étonna comme une involontaire, inconsciente