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moi-même, trop heureux si je pouvais être, jeunesse à part, le musicien demandé. Je le fus tout un hiver. Paul Dubois était en ce temps-là directeur de l’École des Beaux-Arts. Pour me rendre chez lui, j’aimais, quand la nuit était claire, à traverser la cour du Mûrier. Elle avait quelque chose de florentin, comme le talent et la nature même du maître qui m’attendait. Elle l’annonçait ; elle me préparait à son accueil et à ses propos. Avec moins de chaleur qu’Alphonse Daudet, Paul Dubois était doué d’une sensibilité profonde. Il n’aimait que les plus grands musiciens, les plus purs ; mais il les aimait bien, d’un respectueux et presque religieux amour. Gluck et Mozart, Haydn et Beethoven, chez Paul Dubois ainsi que chez le Père Gratry naguère, je les ai joués « pour les Muses et pour nous. »

Le grand peintre Hébert avait, comme Ingres, son violon. Son ami Gérôme lui disait gaiement : « Allons, prends ton Vinaigrius. » Le vieil artiste ne quittait guère son pinceau que pour le prendre, mais il ne s’y prenait pas très bien. Si les soli n’allaient pas trop mal, les ensembles étaient dangereux, même pour ses partenaires. Delsart, l’excellent violoncelliste, et moi, nous avons gardé longtemps la mémoire de certain trio de Schumann, qui fut tout près de nous être funeste. Il est vrai que c’était dans le salon de la princesse Mathilde, et la « bonne Princesse, » qui distinguait mai un entracte de Carmen d’une gavotte de Bach, avait toutes les raisons de ne pas se montrer difficile.

Un autre salon, celui-là de royale mémoire, entendit de meilleure musique. Il y a déjà bien des années que la douleur, puis la mort, ont fermé les portes de ce château de la Muette où nous pourrions dire, en renversant la phrase célèbre de Chateaubriand, que nous avons vu de simples femmes pleurer comme des reines. La plus simple, et non la moins vaillante, portait alors dignement, dans l’ancienne résidence de Marie-Antoinette, ce nom d’Erard que Louis XVI avait honoré d’une juste faveur. De par un tel nom, de par le souvenir aussi de la jeune et pauvre reine, dont elle fut tant aimée, la musique ne pouvait manquer de régner à son tour en la magnifique demeure. Les plus illustres artistes de tous les pays s’empressaient de répondre à l’appel de l’excellente et généreuse Mme Erard. Que dis-je, ils aimaient à le prévenir. Avec elle tout leur était commun. Par l’esprit et le cœur elle était de leur race et de leur rang. Pour les maitres du piano surtout, un Liszt, un Rubinstein, un Planté,