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conduis ce merveilleux attelage ! » Un geste de Reszké, dans Roméo justement, au dernier acte, demeure présent à mon souvenir, même à mes yeux. Il entrait, vêtu de noir. Devant le tombeau de Juliette il demeurait un moment immobile. Et doucement son manteau lui glissait des épaules, vaine et triste dépouille, qui semblait elle-même participer à l’accablement, au dénuement de tout son être.

Ainsi j’ai vécu la vie théâtrale des deux frères, leur vie en quelque sorte publique. Mais à partager leur vie quotidienne je ne prenais pas moins de plaisir. Ils menaient une existence familiale, très simple et très gaie, en un modeste appartement de la rue de l’Isly. Je les reconduisais le soir, après l’Opéra. La « gracieuse, bonne et belle » Mme Edouard de Reszké nous apprêtait elle-même un souper qui n’avait rien de frugal, car l’estomac des deux frères était infatigable comme leur voix. Et fort avant dans la nuit, quelquefois jusqu’à l’aube, pour l’agrément des voisins, ou pour leur supplice, — nous n’en avons jamais rien su, — les trois amis, je vous jure, faisaient un beau tapage. Immense était leur répertoire. Partitions de tout genre, de toute époque, de toute langue, y figuraient, car les Reszké chantaient avec la même facilité le français que l’allemand, l’italien que l’anglais, le polonais et le russe. Concerts deux fois admirables ; musique de théâtre et de chambre en même temps ; heures d’émotion dramatique et d’affectueuse intimité, que c’est loin, tout cela ! Paris n’a jamais connu le Tristan, l’Otello, qu’il me fut alors donné d’entendre et d’accompagner, parfois de conseiller, et d’applaudir toujours. Que de rôles n’avons-nous pas étudiés, composés, à nous trois ! Que de détails, d’intonations, d’accents, proposés par l’un, corrigés par un autre. La comédie musicale, autant que le drame, avait l’honneur de nos séances. Edouard, comme son frère, en possédait les traditions, le style, et les chefs-d’œuvre de l’ancienne et rieuse Italie retrouvaient leur ampleur et le souffle puissant qui les anime en passant par les grandes orgues de sa voix.

Hors de leur maison et de la mienne, dans ce qui s’appelle « le monde, » nos amis, nos hôtes étaient les mêmes. Rien n’altérait l’unisson de notre inséparable trio. Leurs envieux aussi — je parle de leurs camarades — nous honoraient d’une inimitié commune. Un de leurs plus médiocres rivaux ne s’avisa-t-il pas un jour de me reprocher, sur un certain ton, de n’avoir