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l’Opéra, dans le rôle de Méphistophélès. Peu de mois après, les deux frères créaient le Cid, de Massenet plus que de Corneille. Jean s’y révéla tout de suite et déjà presque tout entier, au moins à quelques auditeurs. Un de ceux-là, qui n’avait pas celé son opinion, vit un jour entrer dans son cabinet le couple fraternel et reconnaissant. A leur stature, à leur carrure, on eût dit les Gémeaux de la fable.

Entre nous la sympathie fut prompte, et l’amitié, non moins vite, s’ensuivit. Mon admiration croissante s’y mêlait. De jour en jour, de rôle en rôle, Jean de Reszké se montrait avec plus de sûreté, plus d’éclat, l’artiste supérieur à tous, et celui-là seul que d’un mot, à la Carlyle, j’appellerais volontiers le héros lyrique. Héroïque, tout l’était en lui : la force, la passion et la flamme, la vigueur de l’action théâtrale, l’ampleur du style vocal et dramatique, la noblesse des mouvements et des attitudes. Mais ce n’était pas le héros « sans humanité » et je doute que jamais un Roméo, parlant ou chantant, à plus de puissance ait uni plus de tendresse. Sa voix de baryton devenu ténor avait conservé de son ancienne « tessiture » comme une base solide où l’on eût dit qu’elle s’appuyait pour s’élever sans effort et sans péril aux notes les plus hautes. Cette voix, je ne sais trop comment Reszké — soit dit en jargon technique — l’ « émettait » , ou la « posait » , ou la « prenait. » Ce que je sais bien, c’est comme on était pris par elle, et comme elle charmait l’oreille, comme elle touchait le cœur. Elle excellait, cette voix, à lier la phrase, au lieu de la hacher, tenant toujours « l’archet à la corde. » Eloquente, oratoire même, autant que mélodieuse, elle parlait, elle prononçait aussi bien qu’elle chantait. Jamais elle ne sacrifiait la clarté, la vérité de la parole, et de la parole française, aux délices, parfois trompeuses, du son. Enfin par la mimique même, fût-ce par un seul geste, par un jeu de physionomie, quel tragédien était ce chanteur ! Un jour qu’il répétait Roméo, (le duo « de l’alouette » ), le directeur de l’Opéra lui faisait prendre une certaine pose. Elle était affreusement banale, de convention et de théâtre. Gounod ne fit qu’un bond et qu’un cri : « Laissez-le, mais laissez-le donc ! Et surtout n’y touchez pas ! » Soirs incomparables, les plus glorieux peut-être de sa glorieuse carrière, où Roméo était lui, et la Patti Juliette, où Gounod me disait : « Comment veux-tu que je ne perde pas un peu la tête quand je