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voir venir à bord le général Gourgaud, à qui on n’avait pas permis de débarquer. Dès ce moment, nous crûmes apercevoir dans notre position quelque chose qui n’était pas très clair. Dans la journée, quelques embarcations vinrent circuler autour de notre vaisseau, et le lendemain le nombre en fut plus considérable. A terre, le public avait probablement appris assez promptement que l’Empereur était sur le Bellérophon.

Le 26, de bon matin, notre vaisseau mit sous voiles et se dirigea sur Plymouth. Il était quatre ou cinq heures après-midi, lorsque nous entrâmes dans la rade de cette ville. Dès que nous fûmes mouillés, des canots et autres embarcations arrivèrent de tous côtés, mais des chaloupes armées ne leur permirent pas de nous approcher, et, peu après, deux frégates vinrent se placer à bâbord et à tribord du Bellérophon. « Pourquoi donc de telles dispositions ? nous demandâmes-nous les uns aux autres. Qu’est-ce que cela signifie ? » Il semblait que l’autorité craignit que les curieux, dont le nombre augmentait à chaque instant, ne voulussent enlever l’Empereur. Tout cela était de mauvais augure pour nous ; dès lors, nous ne pûmes nous dissimuler que l’Empereur était considéré comme prisonnier.

Nous avions parmi nous le maître d’hôtel ou valet de chambre du Duc de Rovigo : cet homme, qui était Anglais, nous racontait tout ce qu’il entendait dire, soit par les domestiques du bord, soit par les matelots, surtout de ceux qui avaient été à terre. On parlait de toutes sortes de choses, on parlait de Sainte-Hélène ; mais tout ce qu’on rapportait était très vague.

Le lendemain, 27, rien ne change à notre égard. L’affluence des embarcations augmente de plus en plus. On eût dit que la rade de Plymouth était le rendez-vous de tous les curieux de l’Angleterre. Aucun canot de particulier ne peut nous approcher ; des chaloupes, des canots montés de matelots rôdent constamment autour du Bellérophon, et donnent la chasse à tout ce qui s’aventure à dépasser la ligne circulaire qui avait été tracée.

Chaque jour, vers les cinq heures après-midi, l’Empereur se promenait sur le pont. Alors tous les canots et une infinité de petits bâtiments se réunissaient, se groupaient, s’amoncelaient, pour chercher à le voir. La rade était semblable à une vaste place, où le public curieux se foule, se presse, pour voir quelque chose qu’il n’a jamais vu.