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canot du Bellérophon. Le premier lieutenant de ce vaisseau était à bord. En quelques instants, il se trouva près de nous et s’amarra au brick. L’officier anglais monta sur notre pont et salua les personnes qui y étaient. Après un échange de paroles qui dura moins d’un quart d’heure, l’Empereur et ses généraux descendirent dans l’embarcation anglaise, qui s’éloigna aussitôt du brick avec une grande rapidité.

La mer était belle ; le soleil qui brillait de tout son éclat permettait aux yeux de suivre de loin le canot, qui bientôt n’allait plus être qu’un point noir se confondant avec l’horizon. Notre brick continua lentement sa marche : le vent était faible, et ce fut avec peine qu’il parvint à la hauteur du vaisseau anglais, près duquel on jeta l’ancre.

Dès que le capitaine de l’Epervier avait vu le canot anglais prendre le large, il était descendu dans sa chambre, où j’étais resté pour garder les effets de l’Empereur, et s’était jeté sur une chaise. Il paraissait extrêmement ému : la main sur le front, les larmes dans les yeux, il poussait de profonds soupirs. Après quelques moments d’un morne silence, la douleur éclate ; d’abondantes larmes inondent son visage ; il dit, avec l’accent du désespoir : « Ahl pourquoi l’Empereur ne s’est-il pas rendu à mon bord, plutôt qu’à celui de la Saale ? Je l’eusse transporté partout où il aurait voulu ; nous en eussions répondu sur nos tètes... En quelles mains vient-il de se remettre ! S’il avait connu la perfidie des Anglais comme moi et mon équipage, il n’aurait pas pris une si funeste résolution... Quels sont ceux qui ont pu lui donner un aussi pernicieux conseil ?... O Napoléon ! reprend l’officier en continuant de sangloter, tu es perdu, perdu pour toujours ; un affreux pressentiment me le dit. » Et, se tournant vers moi : « Que vous êtes heureux !... Que j’envie votre place, votre sorti... Mais maintenant, tout ce que je dis est inutile : on l’a fait tomber dans le piège ; ses ennemis implacables le tiennent... Je souhaite qu’il soit heureux, c’est tout ce que mon cœur désire... O Napoléon ! Napoléon ! quel sort t’est réservé ! Tu comptes sur la générosité des Anglais : je prie Dieu que ta confiance ne soit pas trompée !... Pour moi, je ne puis y croire... » Avec lui je pleurais. Avant et après le départ de l’Empereur, j’avais entendu les diverses conversations des matelots. La plupart, qui avaient été prisonniers des Anglais, pensaient entièrement comme leur capitaine ; ni les uns ni les