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romanesque depuis le haut moyen âge, ou même depuis le roman néoplatonicien des siècles hellénistiques. En un mot, ce sont des romanesques au sens le plus sérieusement moral et par conséquent le plus acceptable de ce terme, dont on a si fort abusé. — On prévoit déjà qu’elles se verront finalement les victimes d’une époque qui, du romanesque en partie discipliné des époques classiques, a fait le romantisme, c’est-à-dire le mysticisme de la passion débarrassée de tout frein d’origine sociale. — Nous évoquerons les plus intéressantes et les plus instructives d’entre elles.

Celle qui a peut-être le moins à souffrir des hommes et de la vie, c’est la douce Charlotte d’Erra qui consigne à notre profit ses réflexions quotidiennes dans Le Journal d’une femme : Charlotte, dont la conviction romanesque de fond sait s’adapter courageusement aux nécessités de la lutte vitale jusqu’à devenir l’hygiène psychologique et morale la plus rationnelle de toutes pour qui sait la pratiquer sans faiblir. Car sa règle de conduite consiste à vaincre en soi l’impulsion passionnelle interdite avec tout l’élan impétueux qu’on porte trop souvent dans l’obéissance aux conseils de la passion. Docile aux enseignements de son aïeule dont nous avons plus haut rappelé le piquant plaidoyer en faveur de l’enthousiasme légitime et de la poésie licite, cette fille de grand cœur oppose aux amertumes qui naissent d’une défaite sentimentale la diversion d’un grand devoir, aussitôt accepté des mains de la Providence ou créé, au besoin, de toutes pièces. Son expérience, confirmant celle de sa race, lui enseigne en effet que ce devoir jettera sur le passé, le présent, et, ce qui importe davantage encore, sur le futur de quiconque le remplit sans faiblesse, un apaisement rapide, une consolation certaine et même un charme imprévu.

Conduite par ces fermes maximes, elle sacrifie d’abord un amour légitime et partagé au bonheur de sa plus chère amie, qu’elle tentera de maintenir ensuite dans les bornes du devoir conjugal. Puis encore, elle écarte de sa vie une seconde possibilité de bonheur, uniquement pour sauver d’un soupçon la mémoire de cette amie trop légère : « Je ne suis pas heureuse, écrira-t-elle dans son journal après le premier de ces sacrifices ; je ne peux même plus l’être, car j’ai entrevu un bonheur trop grand. Mais enfin l’obsession de cette pensée unique a cessé ; ma vie a retrouvé un avenir et un but car je me suis fait un