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laissé, lui aussi, à peu près sans ressources par les dilapidations de son père : « Je suis prête à vous donner ma vie. Vous me jugerez bien romanesque, mais je me fais de nos deux pauvretés réunies une image très douce. Si, comme on me l’a dit, vous projetez de quitter la France pour refaire votre fortune, je vous suivrai. » Et, tandis qu’elle hasarde cet aveu insolite, elle contemple celui qu’elle aime avec une expression de candeur et d’angoisse extraordinaire, comme un être qui joue sa destinée sur une seule carte.

Or le trop docile élève du précédent comte de Camors lui répond froidement qu’il a décidé de ne jamais se marier, mais que, en revanche, il va lui donner les conseils de l’amitié véritable qu’il ressent à son égard. Il a jugé dès longtemps que l’intelligence de la jeune fille était aussi exceptionnelle que sa beauté. Qu’elle devienne donc une grande artiste de théâtre, indépendante, fêtée, adorée, maîtresse de Paris et du monde ! « Et la vôtre aussi, n’est-ce pas ! » a interrompu avec âpreté Mlle d’Estrelles, trahissant, par la cruelle amertume de cette riposte, le ravage déjà produit dans son âme par l’attitude de son impassible parent. « Vous me conseillez d’être une courtisane ? » ajoute-t-elle. — Il proteste aussitôt, sans grande conviction d’ailleurs, et cite les exemples connus d’actrices honnêtes femmes ; mais il continue par un catéchisme d’immoralisme esthétique dont le sens est bien de donner à Charlotte le conseil qu’elle vient de résumer par un mot cru. Elle terminera donc leur décisif entretien sur ces paroles énigmatiques : « J’ai un grand respect de moi. Je resterai fidèle à un seul amour, simplement par fierté. » Et elle fera comme elle le dit, mais en même temps comme il le lui a tacitement conseillé, car l’amour unique auquel nous la verrons demeurer fidèle est son amour pour Louis de Camors et elle mettra tout en œuvre pour devenir enfin sa maîtresse, alors que tout devrait interdire au comte de jouer le rôle qu’elle lui a réservé dans sa vie. Elle accepte en effet le nom, le titre et l’immense fortune d’un vieillard qui est le bienfaiteur, presque le père adoptif de Camors ; puis, par des manèges d’infernale coquetterie, elle conduit peu après « le seul homme qu’elle aime » à trahir odieusement les lois de l’honneur pour répondre à son amour sans frein. — Plus tard, elle prétendra le mener jusqu’à l’assassinat au profit de ce même amour ; il repoussera toutefois cette