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République a succombé sous le poids des souvenirs sanglants laissés par la première. A cette Terreur, tant vantée, de Quatre-vingt-treize, la France doit de rester le seul pays du monde où, pour des siècles peut-être, les dangers de la liberté paraissent aux esprits justes l’emporter de beaucoup sur ses bienfaits.

Dans la sphère esthétique et passionnelle, la réaction du débutant de lettres contre les excès rousseauistes de 1830 et des années suivantes ne fut pas moins nettement accusée. Son curieux drame de jeunesse, Dalila, oppose à la théorie spécifiquement romantique de l’Art une conception plus rationnelle des devoirs et des droits de l’artiste. On y entend le gentilhomme napolitain Carnioli plaider la première de ces deux causes, avec une verve entraînante. Un artiste marié, enseigne cet adorateur du Beau, est un artiste fini et il somme le jeune musicien Roswein de renoncer à l’honnête et charmante fille dont celui-ci avait résolu de faire sa femme. « Voyons, lui objecte-t-il avec impétuosité, voyons, qu’est-ce que tu as de commun avec la morale ? Es-tu marguillier ? Es-tu quaker ? Es-tu de la Société biblique ? Bah ! es-tu chrétien seulement ? Tu es artiste, tu es poète ! Ta morale, c’est l’Art. Ton Dieu, c’est l’Art encore. Et l’Art, c’est le Diable ! Ton élément est le feu. Tant pis si cela te gêne, mais tu péris si tu en sors. Tu as la fièvre, dis-tu ? Tu es écorché vif ? Tant mieux ! Les ténèbres dans la tête et l’incendie dans le cœur, la tentation effrénée, l’entraînement et le remords, voilà votre lot, voilà votre pain de vie. Quand tu souffres, dis-toi : Bravo, c’est de la gloire qui me pousse ! Tiens, si l’art est en décadence aujourd’hui, sais-tu pourquoi ? C’est que vous n’êtes plus assez malheureux, faquins sublimes que vous êtes ! On vous paye trop cher et on vous nourrit trop bien, etc.. » Voilà non plus seulement du mysticisme, mais du fakirisme artistique, n’est-il pas vrai ?

Feuillet se sent aux antipodes d’une pareille conception esthétique. Il parle pour son compte par la bouche du vieux maître de Roswein, le Viennois Sertorius, qui tient un tout autre langage : « Tu n’as, dit-il à son disciple préféré, tu n’as qu’une façon de l’acquitter envers Dieu. Il t’a prêté le génie ; rends-lui la vertu. Ceins tes reins en brave. Préserve avec soin ta virile jeunesse. Un corps énervé ne recèle plus qu’un génie fourbu. Ne pense pas, jeune homme, trouver une inspiration sincère et durable dans les émotions du désordre, dans la