Page:Revue des Deux Mondes - 1921 - tome 64.djvu/471

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lui l’ardeur du combatif, la flamme de l’illuminé, l’intransigeance du révolutionnaire. M. de Féraudy lui a prêté une âme assez différente. Il lui a généreusement fait don de toutes les qualités qui sont celles mêmes que nous avons coutume de goûter dans le jeu de M. de Féraudy : finesse, mesure, sentiment des nuances, art des sous-entendus, ironie légère, bonhomie narquoise. Stockmann devient un brave homme, paisible et modeste, ingénu et timide, que rien dans son passé, rien dans sa longue carrière de petit médecin de province ne semblait désigner pour le rôle qu’il va jouer. Le hasard des circonstances l’a brusquement jeté dans la zone des tempêtes. Cela même le rend pour nous plus intelligible et plus réel. Nous le reconnaissons. L’histoire des révolutions, à commencer par la nôtre, est pleine d’exemples de ce genre. Ainsi M. de Féraudy, en humanisant le rôle et le rapprochant de nous, a fortement contribué au succès de la pièce. Compliments aussi à M. Grandval pour son interprétation du personnage d’Aslaksen, le délégué des propriétaires. Il en fait une réplique scandinave de Joseph Prudhomme. Tout le monde est fait comme notre famille, disait déjà le philosophe Arlequin.


L’année théâtrale qui vient de s’achever a été remarquablement faible. Il en est peu, même pendant la guerre, qui aient été aussi pauvres en œuvres et en hommes. Cela tient en partie au déséquilibre général. Aucun grand courant ne s’est encore manifesté. Les esprits vont à l’aventure et hésitent entre des voies qu’ils sentent désuètes et d’autres encore mal frayées et obscures. La faute est aussi, elle est peut-être surtout aux conditions matérielles dans lesquelles s’exerce aujourd’hui l’industrie du théâtre, et qui risquent de mener tout droit l’art dramatique à sa perte.

La nouveauté la plus intéressante a été ce Pêcheur d’ombres de M. Jean Sarment, qui a soulevé d’ardentes admirations et fait courir au théâtre de l’Œuvre le Tout-Paris dilettante. La pièce, qui a des qualités incontestables et de très visibles défauts, est bien faite pour attirer les curieux d’art tourmenté. Il s’agit, comme on sait, d’un poète, Jean, devenu fou par amour. La jeune fille, dont la cruauté l’a désespéré, se prend à aimer malade celui qu’elle avait dédaigné bien portant. Consolé par cette tendresse qui vient à lui, le poète guérit. Mais soupçonnant que la cruelle vient seulement de jouer un jeu plus cruel encore, la comédie de l’amour, il se tue. La façon dont Jean est mis sur la voie de l’erreur qui le conduira au suicide est choquante. C’est son frère qui lui fait croire à une supercherie bien