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héros d’Ibsen de ce titre d’ennemi du peuple qui le désoblige, encore qu’il en tire vanité. Rendons-lui sa place parmi les amis du peuple, au premier rang, — parmi les plus dangereux.

Une autre gageure, fort imprudente, d’Ibsen et de son docteur Stockmann, c’est ce défi jeté à la foule, ce dessein non seulement d’isoler l’homme de génie, mais de le mettre en antagonisme avec le peuple. Ils oublient que le génie n’est ni un accident isolé, ni un phénomène de génération spontanée, proles sine maire creata. Il sort de la foule ; il s’y est formé par une lente élaboration ; il y plonge par de profondes racines ; il en est l’expression ou la résultante. De même qu’il vient de la foule, il faut qu’il y revienne sans cesse, qu’il s’y retrempe, en communiant avec elle, en se penchant sur ses souffrances pour les soulager, en s’associant à ses rêves pour les réaliser. C’est l’insociable et paradoxal romantisme qui a fait de l’homme de génie un monstre et l’a séparé du reste de l’humanité. Ibsen aura beau clamer que l’homme le plus seul est le plus fort, il a contre lui la parole de l’Écriture et l’expérience des siècles : Malheur à celui qui est seul !

Naguère, à la même époque où commença de souffler en littérature le vent d’individualisme venu de Norvège, et par une singulière coïncidence, un autre danger surgissait à l’autre pôle du monde des idées. Apôtre de la théorie justement opposée, Tolstoï humiliait le génie et prônait l’homme de la foule. Il faisait de la multitude la dépositaire de toute sagesse, magnifiait son ignorance et divinisait son instinct. Ainsi la société organisée était attaquée des deux côtés. De ces deux périls sociaux, celui que véhiculait la littérature russe, avec son admiration mystique pour les masses incultes, a été le premier prêt. On sait aujourd’hui ce que produit dans la réalité des faits l’évangile selon Tosltoï. Et, à voir la marche que suit l’humanité, il est trop clair que, pour longtemps, la menace qui met la civilisation en péril sera de ce côté. Tout de même la société sera bien avisée en continuant à se garder des dangereux amis qui lui offrent, pour entrée de jeu, de la jeter par terre.

L’Ennemi du peuple a été mis en scène à la Comédie-Française avec beaucoup de soin : le tableau de la réunion publique est très bien réglé l’interprétation, dans son ensemble, est excellente. Il faut mettre hors de pair M. de Féraudy, qui nous a présenté du docteur Stockmann une création des plus originales. Est-ce tout à fait le personnage d’Ibsen ? En tout cas, ce n’est pas celui qu’on nous avait montré jusqu’ici et avec qui nous étions familiarisés. Nous voyions surtout en