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du peuple. La seule couronne qu’on lui ait tressée, ç’a été la couronne du martyre.

Jadis, à l’aube de l’hégire ibsénienne, je m’étais évertué à démontrer que les pièces d’Ibsen sont des pièces à idées sans être des pièces à thèse. J’étais de bonne foi, et je pense bien qu’alors je me comprenais moi-même. Je ne vois plus aujourd’hui comment on pourrait contester que l’Ennemi du peuple soit une pièce à thèse, conçue suivant un violent parti pris et résolument systématique, c’est-à-dire pareille, dans sa constitution, à toutes les pièces à thèse de chez nous et d’ailleurs. Ibsen prend parti pour l’inventeur génial devenu apôtre et, afin de nous gagner à sa cause, il use du meilleur moyen, qui est de le montrer persécuté et malheureux. D’un côté, le Christ : savant et désintéressé, Stockmann a toutes les perfections. De l’autre côté, les pharisiens : le préfet, esprit étroit et cœur dur, le délégué des propriétaires, timoré et routinier, le directeur de journal, type d’arriviste quand même, la foule composée d’imbéciles, — tous atteints de ce vice congénital et incurable : l’égoïsme.

Cette intrépidité de parti-pris a un avantage : elle nous permet de garder toute notre liberté de jugement. Nous n’avons pas à craindre les surprises d’une argumentation captieuse et d’une diplomatie insinuante. Les objections que suscite la thèse, soutenue avec tant d’âpreté, se présentent à nous dans tout leur jour et avec toute leur force. Le docteur Stockmann dénonce l’hypocrisie sociale. Ayant reconnu que la société tout entière repose sur un mensonge, il entend substituer à ce mensonge la vérité. A l’égard de cette vérité, qu’il vient fort à propos de découvrir, il n’a ni une minute de doute ni une seconde d’hésitation. A l’occasion, vous pourrez compter sur lui pour ne pas ménager les transitions. Quand on dispose du bonheur de l’humanité, le moyen d’attendre ?... Voilà qui est bien. Si pourtant cette vérité n’était pas la vérité ! Si par hasard la vérité selon Stockmann n’était qu’une autre forme de l’erreur ! Si ce docteur, qui après tout n’est qu’un homme, s’était trompé ! Admettons même qu’il ait raison. Sa découverte, telle qu’elle vient de sortir tout armée de son cerveau, n’est encore qu’une vérité de l’ordre rationnel, une vérité de laboratoire. Reste à la faire passer dans l’application, à la changer en principe de vie. Qui sait le déchet qu’elle devra subir dans la pratique et comment elle pourra s’assouplir, pour se plier aux conditions du réel ? Cela vaut réflexion. Seulement ce genre de réflexion, qui était si bien dans la manière d’un Fontenelle, n’est pas du tout dans celle d’un Stockmann. Faisons donc grâce au