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ajoutaient. Ils s’appliquaient avec conscience à déconcerter le public, ils s’ingéniaient à des étrangetés qui étaient à leurs yeux le comble de l’ibsénisme. Ils avaient tout le temps l’air de nous dire : « Voyez comme je suis Scandinave ! » Persuadés, tout au contraire, qu’il n’y a dans l’humanité qu’un certain nombre de types, comme il n’y a au théâtre qu’un nombre connu de situations, les acteurs de la Comédie-Française n’ont pas cru nécessaire, pour devenir des personnages d’Ibsen, d’oublier tous ceux qu’ils avaient interprétés jusqu’alors. Ainsi dépouillée, l’œuvre du dramaturge norwégien nous est apparue grave, solide, puissante, sérieuse, éminemment sérieuse, nullement mondaine, donnant à penser plutôt que prêtant à rire, sociale, philosophique, humanitaire, quelque chose comme un drame de Diderot, moins larmoyant et moins déclamatoire.

Pour cette entrée à la Comédie Française, l’Ennemi du peuple ne me semble pas du tout avoir été mal choisi. C’est le drame de l’homme de génie. L’action y résulte de l’évolution d’un caractère sous la pression des événements. Le docteur Stockmann est un médecin de ville d’eaux, à qui il est arrivé cette singulière aventure de s’apercevoir que les eaux de la ville sont empoisonnées. Fier de sa découverte, il s’attend que ses concitoyens lui en soient éperdument reconnaissants et lui tressent des couronnes. Du savant peut-être a-t-il la science : il en a sûrement la naïveté. Aussi reçoit-il comme une douche l’accueil glacial que font à sa belle découverte le préfet, le délégué des propriétaires, le directeur du journal et quelques autres. Les pouvoirs publics, les capitalistes et la presse sont contre lui. C’est le cas d’en appeler à la foule, comme d’autres en appellent à la postérité. La foule lui est aussi nettement et plus brutalement hostile. Alors il se fait en lui un grand changement : c’est une soudaine illumination intérieure, un brusque franchissement d’étapes. D’une simple constatation pratique il s’élève aux considérations d’ordre philosophique les plus hardies. Du particulier il conclut au général. Du concret il fait un saut dans l’abstrait. Pour avoir vu de ses yeux, et trouvé au bout de ses appareils, les microbes qui empoisonnent les eaux amenées à la ville par des conduites mal orientées, il en conclut que les sources de la vie morale sont pareillement empoisonnées dans son doux pays Scandinave. Il adjure ses concitoyens de se réformer. Le résultat, l’immanquable résultat, est que tous lui jettent la pierre, une grêle de pierres, et qu’il est contraint à partir en exil avec ses enfants, comme un outlaw avec ses petits. Pour avoir voulu le bien du peuple, il a été traité d’ennemi