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Laquelle nous renseigne le mieux sur l’âme de l’artiste et nous révèle le mieux son secret ? Il y a, dans l’éloge de Watteau par Caylus, qui l’avait bien connu, quelques lignes surprenantes et révélatrices, comme une fente dans un lourd rideau. « Là où il se fixait le plus, dit-il, ce fut dans quelque chambres que j’eus dans différents quartiers de Paris qui ne nous servaient qu’à poser le modèle, à peindre et à dessiner. Dans les lieux uniquement consacrés à l’Art, dégagés de toute importunité, nous éprouvions, lui et moi, avec un ami commun (M. Hénin) que le même goût entraînait, la joie pure de la jeunesse, jointe à la vivacité de l’imagination, l’une et l’autre unies sans cesse aux charmes de la peinture. Je puis dire que Watteau si sombre, si atrabilaire, si timide et si caustique partout ailleurs, n’était plus que le Watteau de ses tableaux, c’est-à-dire l’auteur qu’ils nous font imaginer, agréable, tendre et peut-être un peu berger… »

Ainsi l’art de Watteau ne nous ment pas. Il nous dit sa nature profonde mieux que les biographes ne peuvent la faire soupçonner. Derrière la figure amoureuse et enjouée de ses personnages, on est surpris et consterné de trouver le masque pensif, sombre, caustique d’un bourru insociable. Mais derrière ce masque lui-même qu’y a-t-il ? Au temps de Watteau, on pratiquait dans les bals pa-rés un divertissement assez singulier, celui des doubles masques. Sous le loup de velours qu’on soulevait à la lueur des flam-beaux ou de la lune, au fond du parc, paraissait une figure de cire, très bien imitée, mais qui ne ressemblait pas à la figure réelle du possesseur, qui en reproduisait une autre toute différente et qui donnait le change. Parfois, par plaisanterie macabre, c’était les traits tirés, d’une pâleur mortelle, de quelqu’un qui agonise et va passer… On s’effrayait : illusion ! Un troisième visage, celui de chair et de sang, était par dessous, qui souriait de la méprise… Il pouvait arriver que la physionomie vivante ressemblât à celle du masque le plus superficiel, celui que la foule savait n’être qu’une apparence. Ainsi, peut-être de Watteau : c’est sa vie contrainte qui est son masque : c’est son art qui nous révèle sa véritable physionomie. Et ainsi de tous les grands artistes : pour les bien connaître, c’est leur œuvre qu’il faut regarder. L’Art est une revanche sur la vie.


ROBERT DE LA SIZERANNE.