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ajoute : « On peut dire que jamais peintre n’a eu plus de réputation que luy, aussi bien pendant sa vie qu’après sa mort. »

Aussi faut-il renoncer, en le voyant, à cet aphorisme que tout art nouveau est incompris. L’incompréhension et l’hostilité du public viendront pour Watteau, mais cinquante ans plus tard. Elles viendront non des « vieilles perruques » scandalisées, mais des réformateurs, non des académiciens, mais des ennemis de l’Académie, non parce qu’on trouvera son dessin et son coloris trop neufs, mais parce qu’on les trouvera vieillots et démodés. Alors, ce sera la réaction violente, et qui se croira définitive, des « jeunes » contre les vieux maîtres, des principes contre l’expérience et des systèmes contre la sensation. Mais principes et systèmes changent : ce qui change le moins, c’est la sensation, parce que la constitution physiologique de l’homme reste la même en face de l’invariable et indéfinissable nature. Aujourd’hui que les idées de Winckelmann ne hantent plus les cervelles, rien ne nous empêche plus de goûter la prestesse du trait et la vivacité du ton comme les goûtaient, avant Winckelmann, les Crozat ou les Gersaint. On se tromperait donc tout à fait en imaginant Watteau méconnu de ses contemporains.

On se tromperait encore en voyant dans son œuvre un reflet des réalités de sa vie. Cet homme, qui a mis des montagnes au fond de ses tableaux les plus fameux, est né dans les plaines les plus plates de l’Europe et n’a jamais vu rien de plus haut que les collines de Meudon. Ce peintre de la comédie italienne est arrivé à Paris lorsqu’il n’y avait plus de comédie italienne et ne l’a connue, à nouveau, que pendant les cinq dernières années de sa vie. Cet ordonnateur du Royaume des fêtes galantes et de sa Cour n’a jamais su ce que c’était qu’une reine jeune et belle, pas même une favorite, ni un roi jeune et beau : le roi qu’il a pu voir avait une figure de vieille sorcière, la fausse reine une figure de cire, froide et compassée. Ce poète des parcs touffus et verdoyants asiles des joies paisibles a vu son pays natal piétiné par la guerre, la France à deux doigts de sa perte, et les jardins ravagés par l’hiver le plus terrible, celui de 1709. Enfin, ce dispensateur de vie frivole et des joies légères de la sociabilité a été, toute sa vie, malade, atrabilaire et morose, d’un abord froid, d’un commerce incommode, rongé par la tuberculose, toujours à la poursuite de quelque médecin...

Voilà donc l’œuvre et voici la vie. Elles sont contradictoires.