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matière des objets et le sang des êtres. Jusqu’à lui, en France tout au moins, la surface colorée est comme l’eau lourde et immobile d’un bassin : il y jette une petite pierre, sans rien dire, subrepticement et voici qu’elle se brise en mille plis, s’agite, s’allume aux feux du ciel dont les rayons ricochent sur chaque crête minuscule, brouille les longs reflets rigides, en crée d’innombrables, irisés et microscopiques, les remous revenant des bords s’entrechoquent avec les nouveaux cercles dans un jaillissement de liquides étincelles, — et l’on découvre un fourmillement de vie là où il n’y avait qu’une solitude plate et morne auparavant. C’est le dégel de la couleur.

L’accent est donc la première marque de Watteau. Il est vrai qu’il est plus sensible peut-être aujourd’hui que dans le tableau primitif. Manifestement, il y a des tons qui sont descendus, d’autres qui ont monté. Lorsqu’il s’agit des laques de garance, par exemple, les larges espaces en pleine lumière où le rouge a été posé en glacis légers ou mélangé de blanc a fondu et ce sont les points d’ombre, les accents, qui étant plus épais, sont restés et chantent un peu plus fort aujourd’hui que dans l’harmonie primitive. Il est clair que les longues crêtes blanchâtres des plis qui sillonnent les robes de l’Assemblée dans un parc ont pris un relief exagéré parce que la teinte locale des toilettes a dû légèrement faiblir. De petits détails ont disparu : regardons la Finette, nous chercherions en vain, sur son luth théorbé qui dresse en l’air son interminable col deux fois cravaté de clefs, les clefs de l’extrême bout, qui y étaient certainement : elles ont disparu. Et le diable de son voisin l’Indifférent a si bien passé de ton qu’on ne le voit plus guère : la ficelle qu’il tenait entre ses doigts écartés, ne se voit plus du tout. Ce ne sont pas, là, de grandes pertes, mais c’est un indice que l’harmonie des couleurs en ce moment sous nos yeux n’est pas toujours celle voulue par l’artiste. Toutefois, il en reste assez pour que nous la jugions bien plus riche en accents qu’avant lui.

Elle est aussi plus complexe et infiniment plus nuancée. Ce sont les tons de l’automne, qui par une sorte d’endosmose, ont passé des feuillages et des prairies, des vignes et des nuages et du ciel aux costumes de Watteau et les ont enrichis. Poussin et les autres, soit qu’ils aient vécu surtout dans les pays où sont les arbres à feuilles persistantes, soit qu’ils y aient pris leur idéal invariable du paysage, n’ont pas fait vibrer les teintes éclatantes