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d’un pique-nique, dans la forêt, — les figures oisives et libres de déployer leurs aspects d’élégance, font les gestes que nous avons noies dans les tableaux du maître, au temps précis où il les a surpris.

Mille autres artistes ont vu la nature et n’en ont pas tiré les gestes de Watteau... Sans doute, mais ils y sont. Ils y sont tous, et nous les reconnaissons quand une fois il nous a enseigné à les voir. Même quand il fait poser à l’atelier, c’est pour répéter la leçon apprise dans la rue, au jardin. « Il choisissait, dit Caylus, les attitudes que la vie lui présentait et préférait d’ordinaire les plus simples. » Par ces mots « les plus simples, » entendons les moins ostentatoires, mais non les moins complexes. Il les dessinait sans plan, sans raison, à la queue leu leu, dans un livre relié qu’il portait avec lui et où il puisait ensuite de quoi peupler ses « pensées de pay-sages. » Voilà ce que nous disent ses biographes et quand ils ne nous le diraient pas, nous le voyons bien. Ses innombrables dessins, figurant dix fois la même tête ou la même main aux différents temps d’un mouvement, nous le montrent. C’est un homme qui va à la chasse aux gestes, qui court après le mouvement et, pour le saisir, prend par le raccourci. Il collectionne les élégances ainsi attrapées au vol, comme d’autres collectionnent les papillons et les piquent dans leurs portefeuilles, mais sans leur ôter la vie, toutes vibrantes au contraire et prêtes à reprendre leur essor avec tous les chatoiements et toutes les diaprures de la couleur en passant du croquis au tableau.

La couleur, voilà l’enchantement suprême de Watteau, tout à fait nouveau en France à son époque et recherché, depuis, par les écoles les plus vivantes du XIXe siècle. Avant de revoir l’Embarquement pour Cythère, traversez les salles françaises du XVIIe siècle, qui sont à côté : voilà ce qu’était la couleur avant Watteau. Et tournez-vous vers la salle où sont les Guérin et les Girodet, — quand vous aurez revu, dans la salle Lacaze, le Gilles ou la Finette : voilà ce qu’après Watteau elle est redevenue. Ce qui vous frappera le plus, chez lui, en contraste avec les classiques pseudo-romains qu’il a suivis et qu’il a précédés, c’est l’accent, puis c’est la division extrême des tons et enfin, les modulations de la lumière. Après les placages durs et plats de Poussin et les insupportables bleus de Le Sueur, pourtant grands artistes tous les deux, Watteau paraît un magicien qui renouvelle la