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III

Faire circuler la vie du torse, seul pesant et musclé, jusqu’aux extrémités frémissantes et tactiles, — voilà donc l’art propre de Watteau. C’est pour cela qu’il aime tant les guitaristes. Dans leur jeu, on voit tous les ressorts de la main en action, le dos de la main qui gratte les cordes au-dessus de la rose, et les phalanges de celle qui appuie sur le manche, — ou encore les joueurs de théorbe : un bras s’arrondit sur les ouïes, l’autre s’allonge pour aller chercher les clefs au bout de l’interminable col de l’archiluth. Évidemment, il s’amuse à noter les mines de ces engins singuliers. Il faut y ajouter encore la basse de viole gonflant sa luisante bedaine entre les jambes du musicien, le flageolet avalé par quelque rustre, la flûte glissée aux lèvres d’un autre et lui coupant la figure, et parfois, sur les genoux d’un troisième, le ventre postiche et mélodieux de la cornemuse. Ce sont, là, autant de prétextes à détailler le jeu des mains jointes sur les clefs ou écartelées sur les cordes, ou appliquées à des chiquenaudes sonores, en toutes sortes de rencontres divertissantes, chaque doigt jouant son rôle dans cette mimique tactile. Ce n’est pas la musique précisément qu’il aime : c’est l’étude des mains. Ce n’est pas non plus la danse qui le ravit : c’est la finesse des chevilles, le gras des mollets et la dureté des jarrets. Il y a autant de physionomie dans ses pieds ou ses mains que dans ses physionomies ; l’esprit s’accumule aux pointes.

Il y en a jusque dans les plis. Car le pli de Watteau est une de ses caractéristiques. Regardez-le. Ce n’est ni le pli dur et parallèle de l’indéplissable, ni la grande vague roulante de la toge, ni la cannelure du saint de portail : c’est une ligne vivante révélatrice du moindre mouvement ou bien une succession d’accents brefs qui soulignent la forme animée. Avant lui, le pli est le plus souvent, dans la peinture française, une arabesque arbitraire et ne signifie rien. Or, pour qu’il soit vivant, il faut qu’il signifie quelque chose. Quoi donc ? Il faut distinguer : il y a le pli fixe voulu par le couturier, c’est un dessin sur la toilette ; il y a le pli mobile dicté par la pesanteur, tendant vers la verticale, si le tissu est libre ; il y a enfin le pli créé par le mouvement de la figure ou par son geste. Le premier est fixe, le second mobile, mais