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ses marionnettes de sa langueur, les drape de son mystère et les magnifie de son infinité. C’est lui qui donne à ses scènes galantes du XVIIIe siècle, un sentiment bien plus moderne. La preuve est facile à faire : si vous supprimez, par la pensée, les figures de Watteau, presque toute la poésie du tableau demeure. Si vous supprimez le paysage, il reste une mimique délicieuse, mais de poésie, point. Ce qu’enfin des scènes comme l’Embarquement pour Cythère annonçaient surtout, c’est la fête voluptueuse et tendre, élégante et parée que devait être la Régence, et le règne de Louis XV et tout le XVIIIe siècle jusqu’à la prise de la Bastille. Cette fête, aujourd’hui encore, — après tant d’écrivains, d’artistes, de musiciens qui l’ont célébrée, — nous n’en pouvons trouver nulle part une image si saisissante que chez Watteau. Pour tous ceux qui ne se soucient pas trop de la chronologie, voilà les yeux qui reflétaient le mieux l’idéal du XVIIIe siècle. Or, ils se sont fermés avant que cet idéal fût apparu. Watteau est mort le 18 juillet 1721. La même année, le 29 décembre, naissait M mc de Pompadour. L’Embarquement pour Cythère n’était pas une chose vue, mais elle allait l’être. C’était une préfiguration.


II

Ainsi, rien n’est « vécu » chez Watteau : pourtant tout est vivant. Et aucune figure n’est entièrement réelle, mais toutes sont vraies et criantes de vérité. A quoi cela tient-il ? Nous les découvrirons si nous examinons son geste, qui est le plus défini et le plus particulier du monde, dans les sujets les plus vague et les plus indéterminés. Or c’est par le geste expressif du corps humain et le dessin expressif du geste, que l’Art nous donne l’impression de la vérité et de la vie et non point du tout par une reproduction exacte de quelque scène plausible ou d’accessoires pris dans le vestiaire d’une époque. Une des plus grandes confusions de la critique contemporaine est celle entre le document et la vie, c’est-à-dire entre ce qui est contemporain d’un artiste, ce qui est « vécu » et qui « a vécu, » — c’est-à-dire n’est plus, — et ce qui est contemporain de tous les artistes dans tous les âges. Watteau et Fragonard, qui ont déguisé leurs contemporains, sont plus vivants que Boilly ou Courbet, qui les ont affublés des costumes de leur temps. Rubens