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n’est certes pas un jardin ordonné, quelque ordonnance qu’il y ait : ni charmille, ni labyrinthe, ni théâtre d’eau, ni quinconces, ni boulingrin, ni « cabinets, » — il n’y a même pas le désordre apprêté, la fausse liberté des jardins plus tard dits « à l’anglaise, » ni une pseudo-solitude, ni un hospitalier « désert. » Si l’on y rencontre parfois un vase, une statue, dans le fouillis des buissons et des troncs d’arbre, c’est qu’un taillis a poussé tout autour, dans l’abandon et la luxuriance d’une vie végétale qu’on ne surveille plus. Ç’a été peut-être un jardin. Et ce qu’on voit, par les trouées, au bout des perspectives, ce ne sont nullement des palais, des « casinos, » des « fabriques, » comme jusque-là, dans le paysage classique, mais des villages, des toits de paysans, où ont vécu peut-être et bu leur coup de vin, les gueux des frères Le Nain, — un bout de la France que les charmilles du grand siècle nous avaient si bien cachée derrière leurs murailles vertes et compliquées. Tout en jouant, Watteau a mené ses masques au fond du parc, sur les confins extrêmes de la civilisation végétale, là où les ifs se dépeignent, où les charmilles redeviennent des charmes, où les eaux quittent l’inflexible niveau des miroirs et se remettent à courir selon les pentes du sol, où les allées finissent en sentiers, les étoiles en clairières, les boulingrins en prairies, où les labyrinthes, multipliant leurs réseaux, se confondent avec l’indéfinie complexité de la forêt, où les avenues se perdent dans la forêt comme les fleuves dans la mer, où le promeneur s’égare et retrouve un peu des sensations de l’homme primitif. C’est la Nature. D’autres, cent ans après, la découvriront. Watteau s’arrête sur le seuil. Le mystère des grands bois et des chauds crépuscules reste intact. Mais il nous fait éprouver qu’il y a, là, un mystère. Çà et là, un couple s’y achemine et s’y perd, après avoir jeté un dernier regard sur les groupes encore retenus dans les mailles de la conversation, ou sur le guitariste qui les fait rêver. Watteau préfigure ici quelque chose qui sera la gloire du XIXe siècle français : le paysage contemporain.

En effet, ôtez les figures de ses tableaux. Imaginez les pèlerins de Cythère tous embarqués et évanouis aux lointains dorés qui les attirent, ou les couples de l’Assemblée dans un parc tous enfoncés dans l’ombre propice et solennelle, les musiciens rentrés chez eux, le des rond, sous le faix saugrenu du théorbe ou monstrueux de la basse de viole, supposez la scène vide, les