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broderie. Est-ce, au moins, la traduction exacte d’une scène d’Opéra ? Pas davantage. Les érudits sont fort satisfaits, depuis quelques années, parce qu’ils croient avoir trouvé, dans une pièce de Dancourt, jouée pour la première fois le 18 octobre 1700, l’origine de ce tableau. Ils ne sont pas difficiles. Tout se réduit a ceci que, dans cette pièce intitulée les Trois Cousines, qui se passe à Créteil, à la fin du XVIIe siècle, et où l’on parle patois, il est question d’un « pèlerinage. » Dans un intermède, « les garçons et les filles du village vêtus en pèlerins et en pèlerines se disposent à faire voyage au Temple de l’Amour. »

L’un d’eux, Touvenel, pèlerin, chante alors :


Au Temple du fils de Vénus
Chacun fait son pèlerinage...


Mlle Hortense, pèlerine, répond :


Venez dans l’ile de Cythère
En pèlerinage avec nous...


Voilà toute la donnée de l’Embarquement. Au point de vue esthétique, ce n’est rien. La figuration, telle que Watteau l’a vue réalisée au théâtre, est peu de chose.

Nous la connaissons, car il l’a représentée dans une première œuvre de jeunesse : l’Ile de Cythère. C’est le même sujet que notre tableau du Louvre, et il n’y a aucun rapport entre les deux. Rodin, qui aimait à montrer, dans l’Embarquement, le développement d’une même action par la suite continue des mouvements de chaque groupe, aurait été bien empêché de faire la même démonstration avec l’Ile de Cythère. C’est exactement le contraire. Rien n’y bouge. Ce que Watteau a pris à la pièce de Dancourt, ce sont seulement ses costumes.

Peut-on même dire, qu’il y a là, un véritable « embarquement ? » Les gens ne sont nullement pressés de partir. Il n’y a que les putti qui s’affairent dans le ciel et font la culbute. Les pèlerins s’en vont languissamment en jetant un dernier coup d’œil, par-dessus leur épaule, à la terre qu’ils quittent et qui fut celle de l’espérance. Les montagnes, là-bas, ne bougeront pas : le bonheur peut attendre. On dirait qu’ils veulent faire durer le plus possible la minute exquise et irrecouvrable du départ, celle où le voyage est riche encore de tout ce qu’on lui prête et l’horizon chargé des couleurs que la distance seule peut lui conserver.