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le cadre de l’Antiquité profane : la mythologie, ou sacrée : la Bible, et encore ne doit-elle se risquer que dans les limites tracées par la raison et l’archéologie du temps, laquelle est elle-même soumise à la raison. Watteau arrive : il ne raconte rien, il ne raisonne point, il ne prouve quoi que ce soit, ni n’enseigne. Il montre des gens et des choses qu’il trouve bons à montrer, savoureux et drôles, des gestes qui l’amusent, des effets de couleurs qu’il voudrait bien retenir. L’énorme quantité de scènes galantes qu’il a laissées, de quelque nom qu’on les décore, ne représentent ni une scène réelle, ni une fiction, ni une collection de portraits donnés comme tels. Elles n’ont presque aucun rapport avec son temps, ni avec un autre temps, ne renseignent sur rien. Sauf une ou deux fois, comme dans sa Conversation, où l’on voit une scène mondaine avec les costumes du temps, et dans son dernier tableau, l’Enseigne de Gersaint, c’est partout de la fantaisie pure.

Telle est la plus célèbre de toutes : l’Embarquement pour Cythère. Qui a jamais rien vu de semblable ? Le paysage est composite : ce sont des arbres du Nord, qui plafonnent ici et ce sont des montagnes des Alpes ou des Pyrénées qui pointent là-bas. Les figures sont des travestis. Il y a beau temps que les pèlerinages héroïques sont passés, même celui des simples romeos. Les présents voyageurs ne songent guère à faire leur testament, ou à rédiger des instructions morales pour leurs enfants, comme ceux de jadis, à la veille du « grand passage. » Le lourd bâton, capable de soutenir et de se défendre, n’est plus qu’une fine gaule, qui ne servira de rien à toute cette jeunesse, qu’à suspendre, en ex-voto, dans le Temple de l’Amour, comme les béquilles du cœur. La gourde, elle-même, est superflue :


L’Amour prend soin de la cuisine,
Et Bacchus est le sommelier...


chantent-ils dans la pièce de Dancourt. Seule, la coquille est restée, mais on ne sait plus trop ce qu’elle signifie, cousue au camail des pèlerins, pas plus qu’on ne pense, de nos jours, aux flammes de l’Enfer, quand on voit les mèches dressées sur la tête des clowns, petits-fils des diables des Mystères. On la met au retroussis du chapeau, comme les princes de la Renaissance y mettaient une médaille, une « enseigne, » et les truands de Téniers une pipe. Tout cela n’est plus que décor et prétexte à