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firent le voyage. Mécontent de soi et des autres, pressé de finir la toile en train par dégoût de la chose faite et la hâte de tenter la chance dans une autre, se jetant dans une troisième pour y être plus malheureux encore et, ainsi de suite, jusqu’à son dernier ouvrage, toujours désespérant de toucher le but, — il avait atteint la perfection. Enfin, en échange du peu d’années que lui mesurait chichement le destin, il laissait des œuvres innombrables.

Tel était Jean Antoine Watteau, de Valenciennes, membre de l’Académie royale, auteur de l’Embarquement pour Cythère et de mainte fête galante, élève de gens inconnus et maître d’artistes célèbres, comme Pater, et inspirateur de toute la peinture durant un siècle, et après une éclipse, de tous les siècles, nullement un descendant, mais, à coup sûr, un ancêtre, ayant puisé dans le fonds commun ce que tout le monde y pouvait prendre et laissant ce que personne, jusque là, n’y avait mis, donc un autodidacte en un point — le point par où il méritait d’être. A ses amis groupés autour de lui, à Nogent, le 18 juillet 1721, ou anxieux à Paris, il laissait peu chose : trois mille livres, avec ses dessins, lesquels avaient déjà, il est vrai, une valeur marchande, mais pas de terre, pas de maisons, pas de moulins. Sa succession faisait piètre figure auprès de celle d’un maltôtier ou d’un robin. Pourtant, aujourd’hui encore, après deux cents ans écoulés, nous lui en savons gré, comme d’un des plus beaux legs faits à la race humaine. Car il nous laissait un domaine enchanté : le domaine sans limites, où des multitudes qui dorment maintenant dans les cimetières et des générations qui ne sont pas encore nées sont venues ou viendront rapatrier leurs songes, où l’on verra s’acheminer, pour retremper leur foi en la beauté de la vie, les poètes de toujours et aussi ces poètes d’un jour que sont les amoureux. Il laissait autre chose encore. Le monde qu’il avait imaginé allait vivre. Le dessin qu’il venait d’inaugurer allait animer les figures des tableaux. La couleur qu’il venait de trouver allait répandre sur les choses ses prestiges et ses mirages. En ces trois points, il devançait son siècle ; il préfigurait ce que serait la vie, au lendemain de sa mort, et l’Art longtemps après, à la fin du XIXe et au XXe siècle, lorsque le goût du trait vif et primesautier, du ton chatoyant et modulant triompherait à nouveau dans les sensibilités d’artistes. Par là, il reste jeune, de cette jeunesse que conserve éternellement