Page:Revue des Deux Mondes - 1921 - tome 64.djvu/416

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

obtenu à si grand peine. Cette famille ne voit, pendant des mois, ni viande, ni beurre, ni sucre ; de la viande de cheval est pour elle un régal inespéré ; le parfum et le goût du thé et du café sont choses oubliées depuis longtemps. Vous pensez, peut-être, que les enfants sont mieux nourris ? J’ai voulu voir la soupe distribuée aux enfants en bas âge, en vertu d’une carte spéciale ; dans deux petits récipients en cuivre, j’ai aperçu un sale gruau mis tout juste de quoi remplir une louche à soupe et sentant l’aigre ; dans cette soupe immonde nageait un os sans un atome de viande.

Au souci du pain de chaque jour se joint celui de l’habillement. Vos vieux vêtements sont usés, hors d’état ; mais comment songer à en acheter de neufs ? J’ai assisté, ces jours derniers, à la commande d’une paire de bottines en toile avec semelles en cuir ; prix : 150 000 roubles.

Avec tous ces délits sur la conscience, le malheureux habitant de la Soviétie n’a plus de repos, même la nuit. Sans cesse il lui faut craindre perquisitions et arrestations. Quel émoi quand l’éclairage ne cesse pas à l’heure réglementaire, signe certain que dans le voisinage on perquisitionne ! J’en ai fait l’expérience, durant une de mes premières nuits de Pétrograd : à quatre heures du matin, à la porte de la cuisine, une sonnerie formidable ; la maî-tresse de la maison, effrayée, me conjure de me cacher, tandis que mon hôte, d’une voix qui s’étrangle, demande à travers la porte : qui va là ?… Il se trouva que c’était le gérant de la maison qui appelait les locataires aux travaux d’utilité publique ; il était tombé la nuit une neige épaisse : en ce cas, la Commune fait nettoyer la chaussée pour les automobiles des Commissaires. Car les lois du paradis communiste n’ont égard ni à l’heure ni au temps de notre repos.

Voilà comment est « ressuscitée » la vie dans la Russie des Soviets, telle que je l’ai vue et palpée moi-même, de visu et auditu. Il y avait deux ans et demi que je n’avais vu Pétrograd ; la différence entre alors et aujourd’hui est celle du jour et de la nuit.

Mais nous n’avons encore examiné que ce qui s’aperçoit de l’extérieur. Reste à connaître dans son fond la vie réelle de la Russie soviétique.