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Donc, vous venez de faire un achat... Faites maintenant le compte des dérogations à la loi que vous avez commises. Premier délit, l’achat lui-même, qui, de soi, est illégal ; en second lieu, c’est l’achat d’une chose volée et, troisièmement, c’est l’achat d’un objet de contrebande, si l’affaire s’est conclue hors de ville. Continuons. Le gouvernement des Soviets a pour règle la gratuité : gratuit est le tramway, et, au printemps, c’est gratuitement que vous recevez quatre archines de percale pour un costume ; enfin, c’est gratis que le gouvernement vous fournit sur quinze heures de ténèbres quatre heures d’éclairage électrique. En conséquence, il ne vous octroie que de faibles gages, pour ainsi dire « à titre d’épingles, » cinq, dix, quinze mille roubles, rarement plus. Avec cela, et vu les prix, on n’a rien au marché. Jugez vous-mêmes. A l’heure où j’écris, les premiers jours de mars, les prix aux Halles sont les suivants : le pain, 2 500 roubles la livre ; le lait, 2 200 la bouteille ; le beurre, 25 000 ; le sucre, 22 000 la livre ; la viande, 6 000 ; le porc, 12 000 ; la farine, 8 000. Pour gagner une livre de viande, en mettant les choses au mieux, il vous faudrait travailler un mois. Force vous est de vendre et voilà un nouveau délit, puisque tout commerce est défendu par la loi. Supposons que vous ayez vendu une paire de vieilles bottines et reçu pour cette vente 80 000 roubles : encore un délit, attendu que, d’après la loi, vous n’avez pas le droit d’avoir en votre possession plus de 30 000 roubles.

L’instinct de conservation est tout-puissant, et, dans la chasse aux aliments, les principes de moralité et de probité ont fortement à souffrir ; se glisser près d’une boutique alimentaire, d’un dépôt de vivres, afin de dérober beurre ou gruau, cela, qui partout ailleurs passe pour vol, ne déshonore plus personne en Soviétie. Encore faut-il être à même de voler, c’est-à-dire avoir à sa portée un dépôt alimentaire. C’est pourquoi la chasse au pain quotidien entraîne la chasse aux places quelles qu’elles soient. Le juriste prend un emploi au chemin de fer, l’avocat se fait surveillant de magasin, le prêtre s’engage comme gardien d’une boulangerie.

Voyez maintenant la famille réunie le soir, autour de « la bourgeoise ; » un morceau de pain mal cuit, un brouet sale et liquide sans beurre, sans viande, avec des pelures de pommes de terre et une ombre de gruau de mauvaise qualité, voilà le festin