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objet d’échange ; car dans les villages le papier-monnaie des Soviets n’est pas accepté. Mais même en ville on peut faire des provisions : il y existe toute une organisation souterraine pour la vente des produits alimentaires. Si vous voulez surprendre ce singulier trafic qui s’opère sous terre, allez aux Halles ; vous y apercevez beaucoup de marchands, mais pas une marchandise ; avec toute sorte de précautions, le marchand tire de dessous terre une sorte d’échantillon, sur lequel vous vous décidez, à voix basse et l’œil au guet. Avez-vous trouvé ce qui vous convient, vous vous éloignez prudemment, vous et votre marchand, dans une ruelle ou sous une porte cochère, ou dans un appartement de « conspirateurs spéculateurs. » Là ont lieu le débat et la vente : entendez par ces mots que vous ne débattez rien du tout et ne choisissez pas davantage, mais payez ce qu’on exige de vous et prenez ce qu’on vous livre, heureux d’avoir réussi à trouver au moins quelque chose !

De temps à autre, retentit à travers les Halles un perçant coup de sifflet ; l’effet est magique : vendeurs et acheteurs, pris de panique, s’enfuient en désordre et se jettent dans toutes les directions, tandis qu’un bataillon de la milice cerne les Halles et mène au poste tout ce qu’il peut cueillir. Les gavroches de Pétrograd n’ont pas de meilleur divertissement que de provoquer de fausses alertes en simulant le coup de sifflet policier. Sachez bien, d’ailleurs, que les trois quarts des marchandises qui vous sont vendues ont été volées. Le paysan n’apporte pas ses denrées en ville pour les échanger contre un papier-monnaie sans aucune valeur : tout a été volé à l’intendance et aux dépôts de la commune de Pétrograd. Moi-même, l’avouerai-je ? j’ai été encore trop content d’acheter des cigarettes volées à la fabrique de tabac N.... et de la farine volée aux employés des dépôts de farine de N....

A côté de ces commerçants qui ne font commerce que de produits volés, il s’en trouve d’une autre espèce. Pour acheter quelque chose, il faut avoir de l’argent ; mais, pour avoir de l’argent, il faut vendre quelque chose. Alors, vous voyez se mêler à l’armée des vendeurs des femmes de la meilleure société, des jeunes filles, des hommes de l’ex-type bourgeois : les malheureux vous offrent, en le tirant eux aussi de dessous terre, des serviettes, une paire de bottines usées, une cuiller d’argent, une vieille jacquette, un bout de dentelle.