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qui ne disoit mot, et un notaire qui chantoit toujours, et qui chantoit très mal ; il repor-toit en son pays quatre volumes de chansons. Parmi les trois femmes, il y avoit une Poitevine qui se qualifioit comtesse : elle paroissoit assez jeune et de taille raisonnable, témoignoit avoir de l’esprit, déguisoit son nom et venoit de plaider en séparation contre son mari.


Voilà toute la voiturée. Et le carrosse route sur la grande route d’Orléans. A Etampes, des maisons qui, depuis la Fronde des Princes, sont restées sans toits et sans fenêtres, évoquent l’image des guerres civiles. « J’y trouvai beaucoup de gothique, » dit en souriant La Fontaine. On sait ce que « gothique » veut dire au dix-septième siècle.

Le lendemain, tandis qu’on traverse la Beauce, pays ennuyeux, M. de Châteauneuf et la comtesse poitevine se livrent à une controverse.


Notre comtesse en fut cause : elle est de la religion, et nous montra un livre de du Moulin. M. de Châteauneuf l’entreprit et lui dit que sa religion ne valoit rien, pour bien des raisons. Premièrement, Luther a eu je ne sais combien de bâtards ; les huguenots ne vont jamais à la messe : enfin il lui conseilloit de se convertir, si elle ne vouloit aller en enfer ; car le purgatoire n’étoit pas fait pour des gens comme elle. La Poitevine se mit aussitôt sur l’Écriture, et demanda un passage où il fût parlé du purgatoire ; pendant cela le notaire chantoit toujours ; M. Jannart et moi, nous endormîmes.


Il dormait beaucoup ; mais quand il était éveillé, il savait à merveille regarder les choses, dévisager les gens. Sa rêverie ne faisait pas tort à sa curiosité. Il adorait la campagne, mais ni les villes ni les monuments ne le laissaient indifférent, et les visages qu’il voyait passer restaient gravés dans sa mémoire.

Le voici à Orléans. Il va se promener sur le pont, admire le coucher du soleil, et passe devant un ancien monument à la Pucelle (élevé en 1468, il a disparu pendant la Révolution) et note simplement : « C’est un monument qui se sent de la pauvreté de son siècle. » Mais il s’amuse longtemps au spectacle des barques qui, leurs amples voiles déployées, sillonnent la Loire avec « une majesté de navires ; » et il s’imagine voir « le port de Constantinople en petit. » Il contemple enfin la ville ; « le mail et les autres arbres qu’on a plantés en beaucoup d’endroits le long du rempart, font qu’elle paroit à demi fermée de murailles vertes. »