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Elle était deux fois opportune, l’intervention de l’oncle Jannart.

Qui sait ce qu’il fût advenu de La Fontaine, s’il eût vieilli à Château-Thierry ? Tandis qu’il lisait longuement les poètes, frères de son génie, et entendait à son oreille les voix familières de la campagne, la Muse l’avait appelé. L’eût-il jamais écoutée ? Eût-il secoué la torpeur de ses rêveries, s’il n’avait été transporté soudain sur un théâtre plus vaste et plus brillant, et s’il n’avait cédé, comme le font les plus indolents, au plaisir d’être applaudi ? La première poésie qu’il lut dans un « consistoire » tenu chez Fouquet, ce fut la légère épitre à la légère abbesse de Mouzon. Il fut ce jour-là complimenté par Mme de Sévigné, et en récompense, lui tourna un joli madrigal. Certes, il devait priser entre tous les éloges ceux de Mme de Sévigné ; il y avait tant d’affinités de goût et d’esprit entre ces deux écrivains, qui, au dire de Sainte-Beuve, « ont au plus haut degré et communiquent le plus aisément ces deux choses involontaires, la joie et le charme ! » Mais les louanges de la marquise n’étaient point les seules qui devaient réjouir La Fontaine. Il fut toujours sensible à la douceur de plaire ; c’est elle qui désormais va l’arracher à ses longues somnolences, aiguillonner son pa-resseux génie.

La protection de Fouquet eut pour La Fontaine un autre avantage qui, celui-là, n’était pas d’ordre littéraire. La pension qui accompagna cette faveur (on en ignore le chiffre, mais on sait que la munificence du surintendant contrastait avec la ladrerie de Mazarin) tira le poète de cruels embarras d’argent. Ses affaires commençaient alors à se déranger. Lui-même s’est accusé d’avoir mangé « le fonds avec le revenu. » Mais s’il dilapida son bien, ce ne fut pas toujours impéritie ou imprévoyance. On possède de lui quelques lettres qu’il écrivit à l’oncle Jannart [1]. Elles montrent qu’il n’était incapable ni de parler le langage des affaires ni de voir clair dans un embrouillement d’intérêts. Bien des mauvaises chances concoururent à le ruiner. Comment n’eût-il pas souffert de la grande misère qui fondit sur la Champagne, quand, en 1652, les Lorrains envahirent la province, poussèrent jusqu’à Château-Thierry, ravagèrent les campagnes, prirent et pillèrent la ville ? En

  1. De 1656 à 1659.