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que couronna l’Académie Goncourt. Ce beau succès, l’estime des maîtres et la conscience même d’avoir fait un chef-d’œuvre, n’étaient pas cependant de quoi vivre. En réalité, ce moment fut peut-être le plus difficile de l’existence des deux frères. Jérôme, après quatre ans d’exil, était revenu à Paris, où il lui semblait que les conditions de travail lui seraient plus favorables. Mais le problème de vivre de sa plume, quand on ne veut rien bâcler, qu’on dédaigne la notoriété à bon marché du journalisme, c’est à peu près le problème de la quadrature du cercle. Les deux frères écrivaient peu, de courtes et admirables nouvelles, que n’ébruitaient guère les Cahiers de Péguy, et qui tranchaient dédaigneusement sur la production courante. Un pessimisme qui n’est pas le fond de leur nature, mais qui à leur âge n’était pas dénué de dignité, éloignait d’eux le grand public. Les sujets sombres, volontiers tragiques, souvent empruntés à la guerre, qui les préoccupaient alors exclusivement, plaisaient peu. La France d’Agadir n’était pas disposée à entendre parler de ces choses funestes. Une certaine dureté de cette œuvre parcimonieuse, un style fort et un peu tendu, paraissaient tristes. Le fait est que les deux frères, qui avaient publié Dingley, Bar-Cochebas, les Hobereaux, l’Ami de l’ordre, étaient si peu goûtés à Paris qu’ils durent encore s’expatrier et tenter cette fois la fortune à Berlin.

C’est alors que leur ami Carolus de Pesloüan les présenta à son cousin M. Maurice Barrès, qui les prit avec lui en qualité de secrétaires : ils y passèrent sept ans, comme Jacob dans la maison du père de Rachel, et ce fut là un événement capital de leur vie. Comme nous sommes une fois pour toutes ce que nous devons être ! La première fois que je vis Jérôme, à cette fameuse soirée de Sainte-Barbe, ce qui me frappa, c’était sa familiarité avec tous les auteurs qui passionnaient la jeunesse du « quartier » (le quartier latin, il va sans dire) et qui étaient l’inconnu pour le rhétoricien respectueux que j’étais alors. Sa liberté d’esprit m’imposait et me scandalisait. Il était évident qu’il allait à l’école sous les galeries de l’Odéon, bondées d’aveuglants livres jaunes qu’on feuilletait debout dans un courant d’air éternel, image de l’inquiétude du siècle et de son esprit vagabond. Il traitait Hugo de vieux « birbe, » comme un jeune romantique pouvait traiter Voltaire. En revanche, il était plein de l’Ennemi des Lois, de Sous l’œil des