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leurs livres, si soigneusement documentés, ne sont jamais de purs documents. C’est pourquoi aussi, écrivant sur des choses qui leur sont familières, leur pittoresque n’est jamais du bibelot ou du clinquant ; les objets dont ils parlent nous semblent depuis longtemps connus, ne produisent pas cette surprise puérile qui est celle du badaud et du nouveau venu ; ce n’est jamais ce bariolage de la « couleur locale » et l’orientalisme de camelote et de bazar, qui fausse les descriptions de l’école romantique et qui consiste à s’étonner de détails matériels que les gens du pays ne remarquent même plus. Leur art est autrement intime et autrement profond ; jusque dans les endroits les plus éblouissants, rien n’y sent la peinture toute fraîche, le vêtement trop neuf et le style « nouveau riche. »

C’est ainsi qu’à Pesth, il y a vingt ans, au lieu de se mettre au débotté à faire du document et à écrire des romans magyares, Tharaud n’était préoccupé que de la composition d’un livre qu’il n’acheva jamais, dont le héros était Wagner, et qui s’appelait tantôt le Foehn (à cause d’une page de Michelet sur le vent du Sud qui au printemps fond les neiges dans le Tyrol) et tantôt Orphée en Frioul. Je me rappelle en avoir lu un été, à Salzbourg, une vingtaine de pages admirables. Les « deux pigeons » se donnaient rendez-vous à mi-route entre Pesth et Paris, se retrouvaient en Italie à Venise, à Amalfi, où ils logèrent avec bonheur à l’Albergo della Luna, dans la chambre où Ibsen avait écrit les Revenants, — à moins que Jérôme n’allât rejoindre à Stamboul son cher camarade Henri Lebeau, avec lequel il fît, aux Cahiers, une charmante relation d’une excursion au mont Athos.

Cependant, la guerre du Transvaal s’achevait. A l’École, Jérôme s’était pris de passion pour Kipling, dont la Lumière qui s’éteint fut certainement pour quelque chose dans le petit roman de la Lumière, dont le héros est un aveugle. Aux premières nouvelles de la guerre, il ne tint plus en place : le sang marin se réveillait ; il envoyait Paris et les livres au diable ; il ne rêvait que de partir comme correspondant de journal. Le bruit du canon l’attirait. Il lui semblait plat de mourir sans avoir entendu la grande musique de la vie. Le charme de l’aventure et des existences violentes, la rumeur des grands événements l’enchantaient comme d’autres, à cet âge, rêvent des femmes et de l’amour. Rien ne lui semblait plus magnifique