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L’idée naissait en lui de l’étudier dans cette migration, et de suivre les métamorphoses par lesquelles le fils du rabbin de Lemberg devient l’étudiant de Pesth, puis l’anarchiste de Paris ou de Londres, l’agent politique ou l’homme d’affaires de New-York ou de Chicago, toujours se vulgarisant, toujours perdant de sa primitive originalité poétique, mais cependant reconnaissable et conservant toujours la puissance de désir et la magnifique et subtile énergie de sa race.

Mais, chose curieuse ! tout en amassant ainsi la matière de ses futurs romans et de cet incomparable Quand Israël est roi, qui est peut-être le plus beau de ses livres, l’écrivain était préoccupé de choses toutes différentes. C’est un trait remarquable de sa manière : il n’a jamais bien su décrire ce qu’il avait sous les yeux. La réalité immédiate, l’instantané photographique, ne sont pas des objets de son art. C’est ce qui fait que ce romancier n’est qu’un médiocre journaliste. On l’a bien vu pendant la guerre. Les deux frères ont fait trente mois de campagne dans le même régiment, mais c’est seulement deux ans après, de loin, à Marrakech, qu’ils ont écrit Une Relève. C’est un des rares livres de guerre qui aient une valeur artistique, mais il n’a rien de commun avec ces carnets de route et ces fonds de cantine dont le public a été tout de suite excédé. On y retrouve les éléments de la réalité, mais infiniment transformés, transposés du domaine de l’impression vulgaire à l’existence poétique. A une pareille métamorphose une lente élaboration est nécessaire ; la mémoire y joue un grand rôle : elle crée le recul, la perspective, l’atmosphère ; les Tharaud ne prennent pas une note ; ils comptent sur ce système pour décanter leurs sensations (un de leurs mots favoris) et n’en retenir que les traits destinés à survivre. C’est un procédé de filtrage et d’élimination, un procédé d’artistes qui en usent avec les faits comme on en use avec le vin, pour le laisser reposer, se dépouiller et se mûrir. Leurs conversations, qui sont tout le secret de leur « collaboration, » ne sont qu’une des méthodes par lesquelles ils obtiennent ce degré de vérité poétique ou de réalité transformée, cette combinaison d’éléments modifiés par un long séjour dans la conscience et comme par un bain de sensibilité, et devenus enfin des thèmes de rêverie et de musique.

C’est ce procédé instinctif que les deux écrivains devaient appliquer tour à tour à chacun de leurs sujets, et qui fait que