commençait à s’inquiéter ; son frère prenait les choses avec philosophie. En effet, il avait raison : la Providence, qui sert les poètes, leur envoya cent francs sous la forme d’un Limousin qui se trouva là, juste à point pour les tirer d’affaire. Et ce serait encore une histoire que celle du départ pour le Monténégro... Ces traits eussent enchanté un Gérard de Nerval. Ils ont fait aux Tharaud une sorte de légende, la physionomie de personnages flottants, toujours semblant venir d’ « ailleurs, » comme s’ils sortaient éternellement de quelque conte de fées... Cette légende est-elle absolument exacte ? On dira que, comme toutes les légendes, celle-là est plus vraie que l’histoire. Mais n’anticipons pas. Nous n’en sommes qu’aux débuts des voyages de Jérôme.
Il devait bientôt devenir plus « européen » qu’il ne voulait. A la sortie de l’Ecole, un poste de « lecteur français » lui fut offert dans un collège de Buda-Pesth. Il a conté naguère, ici même, ses souvenirs d’arrivée, son tête-à-tête avec Bismarck. L’impression d’ailleurs passa vite, Tharaud n’eut qu’à se louer de la courtoisie hongroise. Il n’était pas homme à se nourrir longtemps de vains regrets. Avec cette facilité charmante de ses manières, son aisance admirable pour se prêter à tous (ah ! la collection des amis des Tharaud !), il eut bientôt fait de se lier avec toute sa classe. Il ne manquait pas une occasion de courir la putza, de fréquenter le paysan, de se familiariser avec cette grande vie pastorale qui lui a toujours semblé une des poésies de l’Europe, un des derniers fragments de l’antiquité orientale survivant dans notre monde, et qu’il vient de nous raconter dans quelques pages superbes et dans la plus majestueuse de ses symphonies.
A Pesth même, — Juda-Pesth, comme on appelle cette ville aux trois quarts israélite, — autre spectacle. Là, il était frappé par le phénomène juif. La plupart de ses étudiants étaient juifs. Ayant vu ou entrevu les grandes juiveries de Pologne, ces Palestines de la dispersion, ces colonies religieuses restées intactes depuis des siècles comme les Hébreux dans le disert, la grande ville du Danube lui apparaissait comme la première étape d’Israël vers l’Occident et la civilisation ; c’était le vestiaire où le juif d’Orient changeait d’habits, dépouillait sa défroque, commençait à se frotter d’idées et de langage modernes.