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« blancs, » les steppes de papier perdu qui le faisaient ressembler à un livre interfolié, sur lequel le poète devait avoir le dessein de compléter sa pensée. Trois fois par semaine Péguy, qui vivait à Orsay, venait coucher à Paris « pour ses affaires de gérance. » II avait un lit de camp dans la chambre aux Jeanne d’Arc ; et des heures, avant de s’endormir, il racontait à Jean, à travers la porte entr’ouverte, des plans et des plans de poèmes, tout ce qu’il rêvait d’écrire en marge de son esquisse : c’étaient tous ses futurs Mystères, ses grandes fresques théologiques, tout son chapelet de « Jeanne d’Arc, » toute sa « divine comédie » qu’il déroulait ainsi dans ses visions nocturnes et dont l’ombre éternelle a emporté le secret.

Je me trompe, en disant que Tharaud a tiré peu de profit de l’Ecole Normale. C’est alors que Jérôme a commencé à voyager. C’était un axiome à l’Ecole que le travail scolaire ne comptait pas, et que tout l’intérêt de l’année se concentrait sur les vacances. Même pour quatre ou cinq jours, comme à l’époque du nouvel an, il eût été déshonorant de rester au logis. Avait-on, en donnant des leçons, amassé quelques louis, on prenait le train pour Milan, pour Londres, pour Amsterdam. En été, quelques fanatiques n’auraient manqué pour rien au monde la saison de Bayreuth ou celle de Munich. C’était une forme de notre inquiétude. Une manie ambulante nous jetait sur les routes. Nous voulions nous sentir chez nous dans toutes les villes d’Europe. C’est même, si j’ai bonne mémoire, dans sa seconde année d’Ecole, que Jérôme fît à Pâques sa première traversée d’Algérie.

Charmants voyages ! Les gens qui me lisent aujourd’hui ne peuvent plus se douter de ce qu’on faisait, il y a vingt ans, avec une bourse de jeune homme. Mais comme voyageur, Jérôme s’était acquis parmi nous un record : c’était encore lui qui trouvait le moyen d’en faire le plus avec le moins d’argent. Une fois, à Strasbourg, à un retour d’Allemagne, il se trouve, son billet payé, avec une somme de 3 marks 50 pfennigs en poche pour toute fortune. En grand tacticien, il ne divisa pas ses forces. Il se fit servir une vaste choucroute, paya et ne mangea plus que le surlendemain, à Angoulême. Il n’y a pas si longtemps que, pour s’être attardés quinze jours à Grenade, les deux frères débarquaient sans le sou à Tanger : leur solde les attendait au quartier-général, mais nul moyen de gagner Casablanca. Jean