Page:Revue des Deux Mondes - 1921 - tome 64.djvu/315

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Normale. A cet âge, le milieu moral est constitué pour toujours. La plupart de nos cama-rades nous étaient déjà connus : c’était l’équipe de coureurs qui avait l’habitude de se rencontrer à toutes les épreuves de la Sorbonne, aux concours généraux. Jérôme connaissait Maurice Pernot, qui était d’Henri IV, et François Laurentie, qui était de Louis-le-Grand. Surtout il s’était lié avec sa propre bande, celle de Sainte-Barbe, qui se réunissait le soir aux mardis de l’aumônier, Monseigneur (alors et toujours pour nous l’ « abbé » ) Pierre Batiffol, et dont faisait partie Charles Péguy.

C’est là que je les ai connus tous les deux, voilà quelque vingt-sept ans, et c’est de là que date entre Péguy et les Tharaud une amitié qui fut un des événements de leur vie.

Il est fort difficile de dire quelle sorte d’action exercèrent l’un sur l’autre les talents de Tharaud et de Péguy, car on ne saurait guère en concevoir de plus dissemblables. Elle fut cependant très forte, par l’admiration et par l’estime mutuelles, et par la confiance en eux-mêmes qui résultait de ce sentiment. Ils étaient l’un pour l’autre le premier des publics. Personne ne pouvait manquer d’être frappé par la prodigieuse originalité de Péguy : on eût peut-être tardé davantage à convenir de ses dons d’écrivain. Tharaud, dont le goût faisait loi, fut le premier qui nous persuada du génie de cet étrange petit homme passionné. Il le tenait pour le chef de notre génération. De son côté, Péguy admirait chez Tharaud la conscience artistique, la science du métier, l’amour de la bonne ouvrage. Lorsque Péguy, encore élève à l’Ecole Normale, fonda cette librairie socialiste de la rue Cujas, qui fut l’origine de sa gloire et de ses embarras d’argent, ce fut un roman des Tharaud qu’il commença par éditer. Bientôt, lorsque sur-vint la brouille qui termina l’affaire, et que Péguy émigra pour fonder les Cahiers de la Quinzaine, c’est dans la chambre de Jean Tharaud qu’il transporta son fonds ; hospitalité qu’il rendait d’ailleurs à ses amis en publiant dans les Cahiers leurs contes et leurs nouvelles. Je revois toujours cet entresol de la rue des Fossés-Saint-Jacques, encombré jusqu’au plafond de piles de la première Jeanne d’Arc, que l’auteur, aidé de Jean Tharaud, avait déménagées dans une charrette à bras. Peut-être quelques curieux se rappellent-ils encore ce livre extraordinaire sur lequel son auteur fondait tant d’espérances. Le trait le plus singulier, c’était la quantité de