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obstinés, il y avait des exemples de vies aventureuses, de ces types remuants que la pauvreté ou le goût du neuf chassait de leurs tanières, et qui portaient le nom français sur les grands chemins du monde : c’étaient de vieux officiers de l’Empire, des marins en retraite, étonnants vieillards demi-maniaques, comme celui qui, les jours de tempête, montait sur le toit de sa maison, à la cime des bois orageux, et de là, comme de sa passerelle, commandait la manœuvre à des escadres imaginaires. La famille des romanciers avait sa part de cette flamme errante. Deux frères de leur mère, officiers de marine, étaient morts en six mois aux deux extrémités du monde : l’un aux îles Maliotes, l’autre à Reijckawick, en Islande ; à la suite d’un accident de chasse, il s’était fait couper la jambe en fumant son cigare. Leur sœur n’était pas moins intrépide. « J’aurais voulu être marin, » disait-elle. Et ce génie inquiet a passé en partie à ses fils. Les deux frères Tharaud ont été de grands voyageurs. Et il y a encore un troisième frère, l’ainé, dont j’avais entendu parler depuis dix ans avant de l’entrevoir une fois, un Tharaud excentrique établi à Hanoï, coureur de brousse, chasseur de tigre, et se montrant le moins possible à Paris, « la plus sale colonie du Tonkin. » Il y a bien des jours où Tharaud le Limousin pense comme Tharaud le Tonkinois.

On dirait que la nature, en formant ces trois frères, ait pris soin de graduer dans trois épreuves différentes le même caractère. Elle a formé d’abord l’ainé sans alliage, avec l’énergie pure et le goût de l’action. Pour le second, Jérôme, elle ne disposait plus de la même quantité de force ; l’humeur mobile se tournait en qualité intellectuelle, en ouverture de curiosité ; le troisième, Jean, serait le plus casanier, le plus rêveur et le plus sédentaire, celui qui, le dernier resté entre les jupes de la nourrice, fût demeuré le plus volontiers à écouter les musiques de l’âtre, les plaintes du vent d’Ouest dans les nuits limousines, le charme des voix intérieures. Depuis longtemps du reste, les esprits des deux frères se sont amalgamés au point que leurs natures et leurs sentiments se confondent. Mais de leur patrie provinciale, comme de leurs parents voyageurs, il devait leur rester je ne sais quoi d’indélébile, le goût de la terre, des horizons, de l’air libre, l’ennui des villes, et ce sentiment décidé que l’intérêt de la vie ne se limite pas aux quatre murs d’un salon ni à un coin de boulevard.