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que l’aisance est venue avec la gloire, je doute qu’ils en aient davantage : le vieil habit suffit toujours aux besoins mondains du ménage. Solution toute naturelle, le jour où l’Académie décidera de s’adjoindre ce beau talent en deux personnes.

Cette circonstance ne laisse pas de compliquer un peu la tâche du biographe. Car, dans cette société littéraire si unie, on ne voit pas quel est le chef. Ils disent je, comme Théophile Gautier disait nous. A peine si leurs lettres sont signées d’un seul de leurs prénoms. Toutes sont écrites à la même table, dont ils occupent éternellement chacun l’un des côtés, installés vis à vis, devant le vaste bocal à pointes de diamant qui leur sert d’encrier, et où, depuis vingt ans, ils puisent tant de beaux livres, en jouant avec deux grands chats soyeux de l’Extrême-Orient qui ne quittent pas leur épaule, et qui semblent un peu leurs mystérieux génies. Jérôme a adopté le blanc, et son frère le gris : je livre au psychologue ce trait à méditer.

Comme il arrive souvent dans ces sortes de mariages, c’est le cadet qui est l’homme pratique, dans la mesure où l’esprit pratique s’accorde avec l’idée de ce couple d’artistes ; c’est aussi l’homme d’intérieur, bien que, dans ce charmant ménage de garçons, ce soit lui le célibataire. On soupçonne qu’il serait resté volontiers au coin du feu et se serait contenté de voyager en songe, si l’ainé n’avait hérité de l’étincelle nomade et de je ne sais quel génie bohème et vagabond. Leurs personnes physiques mêmes paraissent infiniment diverses : Jean, le cadet, un peu plus grand que son aîné, avec une masse de cheveux noirs, le visage régulier et le teint espagnol ; Jérôme plus trapu, de teint plus indécis, la face un peu camuse et un regard d’enfant, avec une physionomie qui semble d’abord étrange et qui est seulement très ancienne, toute pareille à ces figures qui sourient de leurs yeux bridés et de leur sourire énigmatique dans le cortège des rois archaïques de Chartres... Mais à force de vivre et de penser ensemble, ces différences s’effacent, comme il se voit entre ces époux qui finissent par se ressembler ; on surprend chez l’un des expressions et des gestes de l’autre. Il faut renoncer à séparer ce que la vie a uni, et se contenter d’imiter les graveurs d’autrefois, qui aimaient à détacher deux profils accolés sur le champ de la même médaille.