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— Eh ! mon Dieu ! je commence moi-même, après ces deux jours de « home, » à entrer dans la peau d’un citoyen de Rabat, — Rabat, la ville aux tapis : ils couvrent avec profusion la grande belle pièce où est installé mon Quartier général. J’avais à peine regardé cette demeure passagère dans la bousculade de notre vie extérieure. Mais voici que j’y prends mes habitudes. J’ai déjà bibeloté naturellement et des étoffes s’accrochent aux murs, les coussins s’amoncellent sur le divan où je tiens ma cour ; et je découvre que j’ai de mes fenêtres une vue charmante, des terrasses, une ruelle où la vie fourmille, et où vient de passer un mort enveloppé d’étoffes voyantes, parmi les mélopées et les hurlements. Deux minarets ; la tour Hassan, déjà familière ; et, à l’horizon, la colline que dentellent les murs crénelés du Dar Maghzen. Et voici même qu’à me voir ainsi immobile à la fenêtre, mon voisinage s’apprivoise. Dans la cour voisine, où, de crainte de nos regards, pas une âme jusqu’ici r/était apparue, voici des femmes qui se risquent, visage découvert. L’une prend même des enfants dans ses bras pour me montrer, et cela sourit, s’amuse, agite les menottes. Je crois le moment propice et je lance des pièces d’argent. Quelle gaffe ! Au son argentin sur le pavé de la cour, une voix d’homme invisible a retenti furieuse, et tout le monde s’est évanoui. Je n’ai plus rien vu.

Le docteur vient de me donner le massage du soir. La grande pièce blanche s’allonge sous le plafond sombre. Avec les lampes, les objets familiers, elle est devenue vraiment « gemüthlich. » Djiläli, le gentil petit serviteur fourni par le Maghzen, tout à fait avenant avec sa veste vert d’eau et ses beaux yeux, vient préparer le coucher et fermer les portes. Bonsoir, cher ami.


Dimanche, 20 octobre.

Mon pied va beaucoup mieux. Je suis mobilisable. Mais c’est la barre qui ne va pas : elle est tout à fait infranchissable. Pour combien de temps ? C’est l’inconnu : deux jours, cinq jours, peut-être quinze... qui sait ? Le Desaix est là, en rade, qui m’attend, à quelque cent mètres, mais il y a entre nous la muraille d’eau, qui, depuis quelques jours, a pris un aspect terrifiant.

A force de massages, de bandages, j’ai pu hier me mettre debout, me faire hisser à cheval, pour aller faire au Sultan la