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chrétien, notre présence si nombreuse, la protection apparente que lui apportent nos uniformes et nos bateaux en racle, le discréditent aux yeux de son peuple, s’il ne peut se justifier immédiatement par la compensation, c’est-à-dire l’argent, l’appui effectif. C’est ce que M. Regnault télégraphie à Paris avec détresse. Notre présence inerte et inefficace n’est qu’un argument de plus pour Moulay Hafid, qui s’en sert largement, et pour le fanatisme des tribus, qui accusent Abd-el-Aziz d’être vendu aux « Roumis. » Vendu, le malheureux ! Pour pas cher, alors ? Pour un grand-cordon et une bague ! Et nous sentons que d’ici quelques jours, tandis que Paris ne répond pas, ce seront les paroles décisives : « Mais enfin qu’êtes-vous venus faire ici, qu’êtes-vous venus m’apporter ? » Et l’on oublie que nos rivaux sont aux aguets. Nous connaissons ici leurs émissaires : ils nous côtoient, et nous savons au sortir de nos audiences les paroles tentatrices qui se disent en secret, et qui amèneront peut-être le naufragé à se jeter dans d’autres bras, à moins que ce soit Moulay Hafid qui bénéficie de cet appoint. Et, comme toujours, nous l’aurons bien voulu. Or, de quoi s’agit-il ? De lui assurer par télégramme les trois ou quatre millions nécessaires pour remettre sa troupe à flot pendant quelques semaines. Il n’en faudrait pas davantage dans la détresse où ils sont tous pour que cette méhalla vaille autant que celle d’en face et pour qu’il puisse faire contre l’avant-garde de Moulay Hafid, en combinaison avec nos troupes de Casablanca, le geste qui ferait crever l’orage.

Il y a dans toutes les affaires d’ici de tels mirages que cela suffirait selon toute vraisemblance, et en somme, qu’est-ce que quatre millions ? c’est ce qu’on dépense en huit jours à Casablanca pour rien. Du moment qu’on a tant fait que de venir ici, -— où il ne fallait peut-être pas venir, mais où l’on est venu, — c’était la seule scène à faire. Je vous assure que nous sommes bien embarrassés de nos person-nages. Et pendant ce temps je reçois une lettre écœurée de Drude, qui parait ne plus savoir du tout ce qu’on veut. Je voudrais bien causer un instant avec lui, savoir exactement où il en est, quelles sont ses instructions. Sa lettre est forcément très discrète, mais, d’après ce que j’en devine, et d’après mes tuyaux indirects, il me semble bien qu’il est sans instructions, ou bien, ce qui est pire, entre des instructions étrangement contradictoires. Toujours le demi-geste, toujours