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perdue, je n’ai plus qu’à m’en aller. Il me semble que je viens jouer là ma dernière carte africaine, et que ce qui en résultera pour moi, ce sera ou la prolongation de mon bail oranais, ou mon retour en France.


Embarqué hier à Alger à bord du Desaix, croiseur envoyé de Tanger pour me chercher.

Le repos du bord, que vous savez, cette délicieuse sensation de la rupture des sujétions ; plus de télégrammes, plus de courrier pendant trente-six heures au sortir de la fournaise du service d’Oran. L’hospitalité large et empressée du commandant Lahalle, capitaine de vaisseau, de tous ses officiers, qui font aux miens l’accueil accoutumé. J’ai emmené avec moi le professeur Gentil, compagnon de Mauchamp à Marrakech, d’où il sortit avec sa vaillante femme au prix de mille périls ; depuis trois mois, ce ménage d’explorateurs stationne dans mon domaine, entre Oudjda, Berguent et Figuig, et Gentil, convoqué par M. Regnault, a laissé sa femme à Oudjda, pour m’accompagner jusqu’à Tanger.

Un nuage assombrit cette journée à bord. On ne peut plus causer un quart d’heure avec un officier de marine, sans être étreint par l’angoisse de la ruine de notre flotte. C’est le désastre. Dieu sait si notre armée de terre souffre, mais le mal y est surtout moral, et l’on sent qu’il suffirait d’un ou deux ans d’un régime réparateur pour nous remettre à flot. Mais ici, outre le mal moral qui est pire peut-être, il y a le mal matériel dont la guérison deman-derait des milliards que nous ne trouverons plus, et la destruction de routines et de procédés que les plus révolutionnaires des ministres n’ont pu entamer. Et j’entends défiler tout le chapelet que vous connaissez, hélas ! le N*** qui a coûté 26 millions, et qui est inutilisable en guerre ; un vice irréparable dans la construction des chaudières lui donne un maximum de vitesse de 14 nœuds ! pour un croiseur qui ne devrait pas en faire moins de 22 ; artillerie de calibre insuffisant, et d’ailleurs absolument inutilisable : toutes les culasses sans exception ont le même défaut effroyable, le percuteur, qui déclenche dès la fermeture si elle se fait vite, déterminant le coup et par suite l’éclatement de la culasse. C’est su, archi-su, il suffirait de quelques mois, d’une dépense minime pour faire repasser toutes les culasses en manufacture et leur