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violacées ou rosâtres. Et la mer ! Cette mer qui devrait être toute proche, présente et sensible à nos yeux comme elle l’est, par les sons, à nos oreilles, elle est indiquée ici, ou plutôt là-bas, tout là-bas, par une ligne d’un jaune sale où vient se mirer une grosse bête de pleine lune exagérée, exorbitante, accrochée au zénith et n’en bougeant pas. C’est à pleine voix aussi, trop pleine, que fut chanté, par Enée surtout, l’admirable duo d’amour qui n’est et ne doit être qu’un double nocturne, un double murmure. « Elle et lui » se sont renvoyé comme des cris et non comme des soupirs, les antécédents ou les comparaisons que les amants virgiliens empruntent, — par avance, — à Shakspeare, et qui flattent leur amour.


Par une telle nuit, le front ceint de cytise,
Votre mère Vénus suivit le bel Anchise
Aux bosquets de l’Ida.

Par une telle nuit, fou d’amour et de joie,
Troïlus vint attendre, au pied des murs de Troie,
La belle Cressida.


Fût-ce en cette évocation, en cette émulation des deux amants se rappelant l’un à l’autre de fabuleux, de divins rendez-vous, la musique se contient et se maîtrise. « Par une telle nuit, » elle s’abstient des furieuses poussées vocales et sympho-niques qui précipitent la haletante Iseult aux bras de Tristan éperdu. Chanter Berlioz ici comme Wagner, c’est une confusion.

Ce n’en serait pas une ailleurs. Il y a même douceur, même langueur, même nostalgie dans la chanson du jeune matelot, au début de Tristan, et dans celle d’Hylas, un mate-lot, un enfant aussi, blotti parmi les vergues d’une des galères troyennes. Mais Hylas a fait comme Enée, et on l’a laissé faire. Il a chanté trop fort, de trop près aussi. Il a « donné de la voix » et la voix a tué la poésie et le mystère. Touchante en soi, la chanson d’Hylas nous émeut encore pour d’autres raisons : raisons du cœur, et d’un cœur paternel. « Le fils du musicien naviguait aussi sur les mers lointaines, enfant maladif, inquiet, déjà marqué de la mort et pour qui son père avait souvent tremblé. » Dans une lettre à son fils, Berlioz a parlé de cette cantilène : « Je pensais à toi, cher Louis, en l’écrivant [1]. »

Pour certaines pages des Troyens et contre d’autres, il y aurait encore à dire. Les avant-dernières, (l’adieu de Didon à l’amour, à

  1. M. Ad. Boschot.