Page:Revue des Deux Mondes - 1921 - tome 64.djvu/221

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

côté de nous la créature. En outre, c’est facile de remplacer la discrétion souveraine par l’amphigouri.

Néanmoins, M. Pierre Lasserre voulut bien lire et tâcher de comprendre Tête d’or. Il en garde un fâcheux souvenir, le souvenir d’un cauchemar. Il lisait et ne comprenait pas. Les mots étaient, pour la plupart, des mots français : leur combinaison ne donnait rien de français. M. Lasserre croyait cheminer dans une nuit très étrange où les objets n’avaient pas l’air de ce qu’ils étaient et, en définitive, n’étaient que des fantômes de néant. S’il attrapait une bribe de réalité, il s’apercevait de son erreur précédente ; un peu de clarté par endroits n’illuminait que des ténèbres. « Jamais, dit-il, chez les plus abstrus penseurs ou demi-penseurs germaniques (car ces gens-là ne pensent qu’à demi, tout en pensant à demi avec je ne sais quelle force de poussée mentale et c’est ce qui les rend si difficiles), jamais, chez Fichte, Schelling ou Hegel, je n’avais rencontré une façon d’enchaîner les idées si étrangère aux façons dont je suis capable de les lier moi-même. J’y perdais mon allemand ! » M. Lasserre conjecture que M. Claudel a subi l’influence des Romantiques allemands, école qui professait « l’incompatibilité essentielle de l’intelligence et de la poésie, de la pensée et de l’art, » école qui se fiait à une sorte de chance intuitive, école dont l’esthétique est assez bien résumée « dans ces paroles qu’un poète allemand de cette observance adressait à lui-même « et que M. Lasserre se flatte de traduire exactement : « Le sot à tes paroles ne trouve point de joie, et le sage n’y trouve point d’instruction, — car à l’un leur sens échappe et à l’autre — leur lien dans les profondes ténèbres comme une tige... — Quand tu parles, comme un arbre qui de toute sa feuille — s’émeut dans le silence de midi, la paix en nous succède à la pensée. — Par le moyen de ce chant sans musique et de cette parole sans voix nous sommes accordés à la mélancolie de ce monde. » Eh ! M. Lasserre badine : ce poème n’est pas traduit de l’allemand : c’est du Claudel !

Aussitôt, les Claudeliens sont en fureur. Un Claudelien, comique entre les Claudeliens, accuse M. Pierre Lasserre d’avoir « livré un écrivain français à l’Allemagne ! » Ce même Claudelien considère d’ailleurs, qu’avant M. Claudel la littérature française était bien « étriquée : » M. Claudel l’a « élargie. » C’est pour rire ? Pas du tout ! ce Claudelien, parmi les Claudeliens, est le plus dénué d’ironie analogue à du bon sens.

Les Claudeliens, et celui-là, auront beau dire : le génie de leur grand homme ne semble pas un génie français. Vous lisez l’un de ses