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de froid, — des boites de feutre qu’on a maladroitement fabriquées soi-même avec des morceaux de lapis, de drap de table bleu, rouge, vert... Les chaussures ! c’est le point douloureux en Soviétie. Le pre-mier jour, j’avais commis une imprudence dont je fus averti en constatant les regards de stupéfaction inquiète rivés sur mes hautes bottes neuves. Encore un trait à noter : presque tout le monde tire derrière soi quelque petit traîneau, qui avec du bois, qui avec des pommés de terre, qui avec un petit enfant. Le petit traîneau est devenu l’accessoire obligé de toute sortie.

Suivons ces pâles ombres à l’intérieur des maisons où elles se terrent. S’il existe encore à Pétrograd des appartements intacts, chauds et confortables, je puis vous en donner la liste exacte et complète : ce sont ceux des « commissaires » les plus en vue et ceux de la Maison des Soviets (jadis hôtel Astoria), résidence d’hiver de Zinovieff, Badaïeff, Luline, etc. (En été, cette compagnie se transporte à Bezzabotnoje, appartenant au grand-duc Nicolas Nicolaïewitch). Mais ce que sont devenues les habitations du commun des mortels, la plume se refuse à le décrire.

Les canalisations ne fonctionnent plus dans ces maisons où, depuis des années, aucune réparation n’a été faite ; on va chercher de l’eau à l’étage in-férieur, dans la buanderie ou chez le voisin. Les ordures de tout genre sont jetées dans la cour ; les tuyaux en ruine ne laissent plus passer l’air. Les murs, qui suintent l’humidité, sont couverts de vermine et de champignons ; le papier de tenture pend en lamentables lambeaux. La plupart du temps, la famille se réunit dans une seule pièce, généralement dans la cuisine, et barricade toutes les autres chambres. On place dans la cuisine un petit fourneau en fonte, qui porte le nom de « bourgeoise : » autour de ce pauvre petit fourneau se déroule toute la vie en Soviétie. Encore s’il y avait toujours de quoi chauffer même ce tout petit fourneau ! Mais le plus souvent l’eau gèle dans la chambre sans feu.

Et n’allez pas croire que cette misère soit réservée aux seuls bourgeois ; non : dans les quartiers ouvriers, c’est pis encore. Quant aux prolétaires qui se sont installés dans les belles maisons particulières, ils ignorent également ce que c’est que lumière et chaleur. Gelant dans ces somptueux appartements où les tapis sont en lambeaux, dont les portières ont été