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ces malheureux, introduisent en ville, qui des pommes de terre, qui une cruche de lait, qui des céréales, un autre tout simplement une brassée de bois. Le trajet n’est pas long : voici paraître la barrière que l’on m’a dépeinte et voici la petite porte à moitié effondrée dont on m’a donné avec tant de soin le signalement. Le train ralentit sa marche : je saute sur la voie. L’armée des « contre-révolutionnaires, » avec leur humble fardeau, déferle derrière moi, gagne également la petite porte délabrée et se perd dans les nombreuses petites ruelles environnantes... Je suis à Pétrograd.


II. — PÉTROGRAD : PREMIÈRES IMPRESSIONS

Qui a vu jadis Pétrograd, ne pourrait reconnaître la ville de naguère, si animée, si vivante, dans le cadavre de ville d’aujourd’hui : on dirait une vieille demeure seigneuriale tombée en ruines. Couvertes de neige que nul ne songe à balayer, les rues sont veuves de passants ; désertes et mornes, c’est au milieu de la chaussée que les rares piétons les parcourent, utilisant pour ne pas trop trébucher les profondes ornières laissées par les roues des automobiles des commissaires. Ni fiacres, ni voitures de maître ; à de rares, si rares intervalles ! avance péniblement le fantôme d’un tramway ; vitres brisées, banquettes déchiquetées, plateformes de travers, peinture détériorée, ces survivants du passé circulent avec une telle irrégularité, on peut faire si peu de fond sur leur passage, qu’on a pris depuis longtemps le parti de ne compter, comme moyen de circulation, que sur ses deux pieds à soi ! Beaucoup plus souvent que la sonnerie de ces misérables tramways, retentit la trompe des automobiles des Soviets qui passent, dominateurs, dans un bruit assourdissant, tandis que le piéton, effrayé, cède la place en reculant sur un tas de neige ou d’immondices. Place à ces messieurs aux vestes de cuir ! S’il arrive, par miracle, d’apercevoir un cheval traînant un véhicule, c’est une voiture d’approvisionnement ou l’équipage d’un ouvrier important.

Le long des rues, plus un seul des beaux magasins de jadis. Ils sont tous fermés ; sur leurs devantures, clouées de planches ou fermées de volets, se lit l’inscription, griffonnée à la craie : « Réquisitionné par la commune de Pétrograd. » Murs des maisons, volets des fenêtres, portes-cochères, portes d’entrée,