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fouette à tour de bras... Quelque chose me frappe en plein dans l’œil droit avec une violence inouïe ; je vois mille chandelles, la douleur est atroce ; ma première pensée est : « c’est une balle des forts... » ; — « pardon, dit le cocher, c’est moi, avec mon knout. » Un effort, un bond, nous revoilà en marche ; la seconde zone dangereuse est franchie. Nous nous rapprochons du rivage, gagnons la terre ferme et, longeant le bord de l’eau, laissons le cheval trotter à une allure plus calme. Nous touchons au but : le cocher, du bout de son fouet, nous montre au loin les lumières de Pétrograd, nous indique les points qu’il repère : ici la gare Baltique, ici le Fort et, là, Pétrowski. Il s’oriente vers le village qui est notre terme d’arrivée et où il s’agit d’entrer sans être vus ni enten-dus. L’obscurité est profonde : pas une lumière, pas la plus légère fumée s’élevant, hospitalière, d’un humble toit. Le cocher est nerveux, il excite son cheval fatigué : nous traversons un champ, nous tournons une ruelle : nous sommes arrivés. Et, Dieu soit loué ! sans avoir été aperçus.

C’est avec peine que les coups frappés à la vitre réveillent les parents de mon guide, encore profondément endormis. L’isba où nous entrons est relativement chaude ; tandis que les hommes vont vite effacer nos traces dans la neige et cacher traîneau et cheval, la femme fait bouillir l’eau, chauffe le poêle et regarde avec un enthousiasme non dissimulé les victuailles, ignorées en Soviétie, que je tire de mon sac : thé, sucre, miche de pain blanc, beurre, saucisson ! Tout en me servant le thé, on m’instruit minutieusement de la façon dont je dois m’y prendre pour aller à pied à Pétrograd, arriver à la gare, éviter l’endroit où sont vérifiés papiers et passeports. Il fait encore nuit noire, quoique ce soit maintenant le matin : en Russie soviétique c’est d’une heure et demie qu’on est en avance sur l’heure normale. Je m’égare en route et, lorsque j’atteins la gare, j’ai juste le temps de sauter dans le premier train au moment où déjà il s’ébranle.

Dans les wagons, froid glacial et obscurité complète ; le chauffage et l’éclairage des trains sont choses ignorées dans le paradis communiste. Par prudence, je reste sur la plateforme du wagon ; outre la mienne, s’y dessinent d’autres lugubres silhouettes ; elles ont des sacs ; elles préfèrent, parait-il, tout comme moi, l’air pur du dehors. Au point de vue communiste, ce sont des « spéculateurs » et des « contre-révolutionnaires, » car