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et Copenhague ne m’arrêtent que de courts instants et les derniers jours de décembre me trouvent près de la frontière de la Russie soviétique... Ici, il me faut un peu patienter, parce que la procédure pour effectuer prati-quement l’entrée secrète dans la sphère des Soviets est assez compliquée ; il faut se faire fabriquer des papiers, il faut en-trer en relations avec les paysans de la frontière qui organisent ces périlleux voyages. Enfin tout est prêt...

C’est une soirée de fin décembre, calme et glacée. Couvert aussi chaudement qu’il m’est possible, je m’installe dans un traineau de pêcheurs et, fouette cocher, nous nous engageons sur l’eau du golfe de Finlande transformée par le froid en glace épaisse sur laquelle le traineau file légèrement. Le cheval est habillé de blanc ; le traineau, couvert de draps, ne présente qu’une forme blanche ; nous-mêmes sommes enveloppés de blanches houppe-landes et, glissant dans les ténèbres, ne faisant qu’un avec l’universelle blancheur des neiges de décembre, nous évitons sans encombre le poste douanier, les gardes-frontières... Au loin, grâce à la pureté de l’air, on distingue les feux de Kronstadt et des villages riverains : nous nous orientons sans peine, le cheval trotte vite et gaiment... Ah ! voici que, noire et massive, se détache dans l’ombre la silhouette d’un fort ; nous virons à droite pour le contourner de loin et traversons finalement sans accident cette première étape dangereuse qu’est la ligne des forts. Mais nous avons encore un sérieux obstacle devant nous, la ligne des petits forts, des forts-batteries ; distants d’environ une verste l’un de l’autre, ils forment une sorte de chaîne entre le golfe et la côte.

Quelle malchance ! le ciel devient serein, les nuages, en se dissipant, dévoilent un splendide, un inexorable clair de lune ; il fait presqu’aussi clair qu’en plein jour et la chaîne des batteries se dresse distinctement devant nous ; nous nous en rapprochons de plus en plus ; elles semblent de noirs rochers surgissant de la neige si blanche ; mais pas une lumière n’en déchire l’obscurité et seule une détonation nous avertirait que nous avons été aperçus, que l’œil de la sentinelle ne s’est pas laissé tromper. Nous traversons la chaîne entre deux batteries. Soudain, voici que, dans la glace, une crevasse effraie le cheval qui refuse d’avancer et se cabre désespérément.

Fâcheux arrêt dans un dangereux voisinage... Le cocher