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vit son ami. À leur habitude ceux-ci s’étreignirent ; et, comme c’était aussi un poète que Maucroix, la première chose qu’il dit à M. de La Fontaine, en montrant les marchands que rabrouait la Sillon, fut que c’étaient deux dieux de la rivière d’Aisne, à la vérité déguisés en pécheurs qui, prévenus par quelque riverain de l’arrivée du Maître des Eaux, venaient, comme à leur maître, offrir ces présents. Le fait est que c’étaient là des truites magnifiques. Maucroix décida que la Sillon les allait accommoder céans, et qu’arrosées d’un petit cru de Verzenay récolté au bas de la Montagne, ces truites leur composeraient un déjeuner au cours duquel l’un et l’autre pourraient s’épancher et se faire, sous l’influence d’un mets frugal et d’un vin généreux, confidence de leurs peines et de leurs amours.

M. de La Fontaine, encore que l’effusion de l’accolade que venait de lui donner son ami, le tint tout ému, ne put, à l’aspect des objets qu’il aperçut dans la maison, s’empêcher de découvrir que ces amours et ces peines continuaient d’exercer toujours dans le cœur de Maucroix, autant que dans le sien propre, leur ravage et leur trouble. En effet, entre deux recueils d’homélies, une traduction manuscrite des Epistres de Sénèque que leur ami commun M. Pintrel avait entreprise, la première chose que le fablier aperçut, au-devant du pupitre où le chanoine devait durant de longues heures s’abîmer en méditation, ce fut dans un petit cadre le portrait-médaillon de la jeune marquise de Brosses, de cette Charlotte-Henriette de Joyeuse dont il était dit que Maucroix, malgré le caractère de son état, les années, l’éloignement et le chagrin, restait aussi féru qu’au temps de sa jeunesse.

— Ah ! monsieur, se peut-il ? s’écria le Champenois à la vue de cette souriante et séduisante image. Quoi ! jusqu’en cette retraite et sous cet habit, séparé du monde autant que vous l’êtes, Mlle de Joyeuse continue d’occuper vos pensées !

— Hélas ! monsieur, répondit Maucroix, tout en poussant quelque triste et prolongé soupir, ce n’est pas à vous, mon cher et mon meilleur ami, que je le puis celer : oui, Mlle de Joyeuse occupe toujours mon esprit ; et, bien que marquise de Brosses, surtout parce que marquise de Brosses, devenue par son mariage avec un mauvais drôle victime autant qu’épouse, elle n’a cessé d’être chère à mon cœur ! Approchez, mon ami, venez çà contre moi ! ajouta Maucroix qui, prenant M. de La Fontaine