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était à peu près à Malherbe ce que vous êtes à moi, c’est-à-dire un parfait ami, vint consulter notre poète au sujet d’un dessein qui, tout comme le vôtre en ce moment, le laissait perplexe. Qu’en dirait le monde ? ne cessait de répéter M. de Racan. Dois-je entreprendre ceci, ou décider de cela ? Notre grand homme de Malherbe, en Normand qu’il était, ne lui répondit ni oui ni non, mais, par une manière d’apologue, l’amena à décider de lui-même ce qu’il devait faire. Ce fut au moyen de l’exemple d’un meunier que des gens avaient berné sur la route au moment qu’en compagnie de son fils il se rendait au marché pour y vendre son âne. Tantôt c’était lui qui montait l’âne et tantôt le jouvenceau ; tantôt c’étaient les deux ensemble. D’autres fois il arrivait que, pour reposer l’âne, le père et le fils lui liaient les pattes et le portaient sur leurs épaules au moyen d’un bâton. Tout cela de tant de façons qu’à la fin les passants se moquèrent d’eux, les criblant de quolibets et, selon l’humeur des uns et des autres, les raillant tantôt d’être les serviteurs de l’âne, tantôt ses bourreaux. Si bien qu’à la fin, ne sachant plus auquel entendre de ces beaux raisonneurs, le meunier s’écria que, quelque propos qu’on lui tint, il n’en ferait plus désormais qu’à sa guise. M. de Racan, dont vous admirez et goûtez tout autant que moi la rusticité et les bergeries, se trouva si persuadé de cet exemple qu’il décida lui aussi, dans la conjoncture qui l’occupait, de n’agir plus qu’à sa tête. Ne donna-t-il pas, je vous le demande, en s’arrêtant à cet avis, une grande preuve de sagesse ?…


Quant à vous, suivez Mars, ou l’Amour, ou le Prince :
Allez, venez, courez, demeurez en province,
Prenez femme, abbaye, emploi, gouvernement,
Les gens en parleront, n’en doutez nullement.


— Au moins, monsieur, dit M. de Maucroix, déjà fort ébranlé de conseils si persuasifs donnés en prose et en vers, au moins déciderez-vous de prendre femme ? M. de La Fontaine n’hésita pas un instant. « Je prendrai femme, » dit-il en vidant son gobelet. — Alors donc, dit M. de Maucroix, je prendrai l’abbaye ! »

Il s’établit à ces mots un silence entre eux. Tous deux pensaient à leurs destins assez parallèles, à leur vieille amitié qui datait du collège et ne s’était jamais démentie. Ah ! belles