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primauté féminine. Mieux que nulle autre elle connut et révéla le secret des plus nobles douleurs. Alceste et Norma, Selika, Aïda, Sapho, surtout Sapho, la Krauss fut, avec une tendresse magnanime, chacune de ces héroïques mourantes. Et son deuil filial égalait au moins ses deuils d’amour. A genoux devant le cadavre du Commandeur, ce n’est pas à la tragique orpheline que l’on eût pu dire, comme fit Garat naguère à certaine Donna Anna médiocrement émue : « Eh ! quoi, Madame, si froidement ! Quand le corps est là ! » Belle de passion, de désespoir ou de colère, elle savait l’être aussi, peut-être davantage, de tenue ou de retenue. Apollon, plutôt que Dionysos, était son dieu. Parlant un jour d’une artiste qui venait de chanter l’Invocation à Vesta, de Polyeucte, Gounod déplorait qu’il lui manquât « ce cachet définitif de grande autorité que le génie du dessin peut seul donner. C’est le grand écueil des chanteurs : ils n’ont pas reçu d’éducation esthétique. La puissance de la sérénité leur est inconnue et la fausse chaleur de l’agitation leur cache la chaleur vraie de la tranquillité. » Prenez le contrepied de cette critique et vous aurez défini le principal caractère et comme la vertu maîtresse du talent de la Krauss. Au concert encore plus qu’au théâtre, elle était admirable d’autorité, de dignité, de calme et souveraine grandeur. Son chant, sa physionomie, son attitude, tout en elle exprimait et répandait autour d’elle je ne sais quelle paix auguste. Elle s’étonnait un peu de m’entendre souvent lui répéter : « Ce que j’aime en vous par-dessus tout, c’est que vous êtes tranquille. » Mais l’éloge ne lui paraissait plus aussi mince quand j’y ajoutais les paroles d’Eschyle : « Une âme sereine comme le calme des mers. »


CAMILLE BELLAIGUE.