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de ma mère, lui dit à mi-voix : « Ça va faire un triste bouillon. » — « En tout cas, monsieur, répliqua ma mère, il aura de beaux yeux. »

Ces yeux n’avaient pas perdu leur éclat, ni ce front sa pureté. Et quelquefois, dans la mémoire et jusque dans les songes de l’artiste à cheveux blancs, la flamme ancienne se rallumait. « J’ai rêvé, me dit-elle un jour en souriant, que je chantais le duo du quatrième acte des Huguenots, et j’y mettais une telle ardeur, que, ma foil j’en eus un peu de honte au réveil. »

Ainsi, comme la sainteté, l’art lui-même a ses « reliques vivantes. » Et même quelquefois encore chantantes. Alboni, Viardot, Carvalho, Patti, Nilsson, je n’ai guère entendu que leurs dernières notes. L’Alboni donnait les siennes assise. Tout enfant, je l’avais déjà vue, en cette position, remplir, — oh ! oui, remplir, — au Théâtre-Italien, le rôle de Fidalma, du Matrimonio segreto. Trente ans après, à l’occasion de son anniversaire, elle chanta chez elle, pour des amis, et toujours dans un fauteuil, deux airs de Rossini : celui de la duègne, du Barbier (« Un vecchiotto cerca moglie » ), et celui de la Cenerentola (« Una volta cera un re » ). A l’un, tout en notes piquées, elle prêtait autant de malice que de grandeur à l’autre, en notes tenues. Le second surtout recevait de cette voix profonde, déjà comme lointaine, je ne sais quel accent du passé avec la mystérieuse poésie que nous trouvons aux premiers mots de nos vieux contes : « Il y avait une fois un roi... »

Le souvenir musical a ses mirages sonores. Par moments, du fond de ma mémoire, des voix féminines reviennent ensemble à mon oreille, et, pour les écouter une à une, il me faut dénouer leur chœur harmonieux. « Ce qui m’a sauvée, me disait un jour Mme Viardot, c’est que j’ai toujours eu une voix affreuse. » Et sans doute elle exagérait. On assure pourtant qu’en son génie sa voix n’avait jamais eu la plus grande part. Mais à cette voix, même vieille et brisée, ce génie arrachait encore des accents, des éclats, qui fendaient le cœur. Non pas tous les cœurs. Un soir, chez elle, Mme Viardot venait de chanter, — était-ce Gluck, ou Schubert, ou Schumann ? — comme elle chanta jusqu’à la fin. Toute frémissante encore du dieu, elle restait debout. Autour d’elle, l’émotion générale prolongeait le silence, quand une aimable personne, croyant le moment venu de le