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visage avait pâli, des larmes brillaient dans ses yeux. Il me toucha l’épaule et, tout bas : « Sortons, sortons, » me dit-il. On l’avait reconnu. Le peuple, son peuple, sortit à notre suite et l’entoura. Tandis que nous remontions en voiture, des cris éclatèrent ; « Evviva il maestro ! Evviva Verdi ! » Le retour, encore plus que l’aller, fut silencieux. Le soir, après le repas, le maître nous reprocha, doucement, de l’avoir entraîné, de l’avoir en quelque sorte contraint à retrouver, après si longtemps, la mémoire et la vision de son passé, de lui-même. Boito m’écrivit depuis, magnifiquement : « Nul n’a mieux compris, mieux exprimé que Verdi le sens de vivre. Il était homme parmi les hommes et il osait l’être. On lui aurait offert d’être un dieu, il aurait refusé, car il aimait se sentir humain et vainqueur dans le cercle ardent de l’épreuve terrestre. » Mais déjà, dans l’humble église de Roncole, j’avais compris un soir que cet « homme parmi les hommes, » qui vivait d’une vie si pleine et si riche, n’était pas de ceux qui se complaisent à se regarder vivre.

A peine l’avais-je quitté, que je recevais de lui ce billet : « A vous mes plus ardents remerciements pour votre visite, et mes grands compliments pour avoir pu supporter, même si peu de temps, la monotonie de ce desertissimo deserto. Merci, merci encore, et veuillez permettre que Mathusalem vous embrasse. » Il avait alors passé quatre-vingts ans. Nous nous revîmes encore, à Paris, quand il y vint donner son Falstaff étincelant. Mais ce devait être notre dernière rencontre. Il mourut en 1901. Sa mort fut brave ainsi que sa vie et que son art. Il repose à Milan sous une table de bronze encadrée et comme étreinte par une guirlande de chêne. Je m’y suis plus d’une fois agenouillé. Sur un registre placé là, comme chez les grands de la terre, les passants laissent leurs noms et leurs « pensées. » « Veglio onesto... Quel grande che viene... O anima lombarda, Come ti stavi altera ! » On n’aurait qu’à choisir, pour la tracer sur ces feuillets, une de ces paroles de Dante. A propos de certaine page de Verdi, Boito m’écrivait encore : « Arte latina ! Arte divina ! » Il aimait aussi de répéter le précepte de Nietzsche : « Il faut méditerraniser la musique. » Boito ! Verdi ! O mes chers, mes grands amis latins, soyez bénis tous deux ! A votre hôte de Sant’Agata, de Milan et de Gênes, vous avez fait mieux comprendre et chérir davantage les chefs-d’œuvre et le génie même de la musique méditerranée.